Parler de tabous et de laïcité pourrait paraître inopportun. La laïcité est un combat séculaire visant à séparer l’Église de l’État. De par cette mission fondatrice, elle a pour nature de briser des tabous anciens sur la place de la religion dans la société et sur le poids des traditions sur l’évolution des individus. Pour autant, comme toute idéologie, la laïcité porte sa part de craintes refoulées par nécessité originelle.
Distinguons deux échelons : les tabous liés à la laïcité organisée telle qu’elle existe en Belgique d’une part, et les tabous liés à la laïcité comme principe philosophique général d’autre part. Ces deux niveaux partagent en commun un tabou lié à la nature dynamique du sentiment religieux et à l’identification abusive du principe de laïcité avec la dynamique de la sécularisation.
Dilemme épineux
La laïcité organisée en Belgique compose depuis ses débuts avec son tabou fondateur, apparemment irréductible, condensé dans l’infinie duplicité de l’article 4 de ses statuts définissant la laïcité à la fois comme mouvement visant à séparer l’Église de l’État et comme principe philosophique visant à refuser la transcendance comme principes de vie et d’éthique : « Par laïcité, il faut entendre d’une part : la volonté de construire une société juste, progressiste et fraternelle, dotée d’institutions publiques impartiales, garante de la dignité de la personne et des droits humains assurant à chacun la liberté de pensée et d’expression, ainsi que l’égalité de tous devant la loi sans distinction de sexe, d’origine, de culture ou de conviction et considérant que les options confessionnelles ou non confessionnelles relèvent exclusivement de la sphère privée des personnes. Et d’autre part : l’élaboration personnelle d’une conception de vie qui se fonde sur l’expérience humaine, à l’exclusion de toute référence confessionnelle, dogmatique ou surnaturelle, qui implique l’adhésion aux valeurs du libre examen, d’émancipation à l’égard de toute forme de conditionnement et aux impératifs de citoyenneté et de justice. »
L’ambivalence réside dans le lien entre la laïcité comme projet de société visant à séparer l’Église de l’État et la prise de position philosophique consistant à promouvoir les visions de la vie s’abstenant de renvoyer à la dépendance vis-à-vis d’une transcendance. Le tabou réside dans l’incapacité manifeste de la laïcité organisée d’effectuer un choix entre ces deux branches, qui sont pourtant incompatibles et ne pourront que continuer à générer des tensions internes sur l’identité même du mouvement. On comprend l’ampleur du problème si on tente de tirer toutes les conséquences de chacune de ces définitions. Si la laïcité vise à regrouper tous ceux qui pensent qu’il faut séparer l’État des cultes et des convictions, elle doit être cohérente avec elle-même et accepter en son sein tous les croyants d’autres religions et mouvements partageant cette conviction politique, et se soustraire immédiatement de tous les processus de reconnaissance lui octroyant un statut comparable aux cultes reconnus et lui octroyant une large part de son financement à charge des contribuables. Si la laïcité vise en revanche à défendre en pleine lumière les mouvements philosophiques non religieux, au premier rang desquels l’agnosticisme et l’athéisme, elle doit être cohérente avec elle-même et militer pour ce combat comme mouvement philosophique parmi d’autres dans le marché libre des convictions. Mais ce faisant, elle renonce de facto à se battre pour une séparation étanche des organisations cultuelles et philosophiques des structures étatiques.
Le dilemme est donc épineux. Son histoire au sein d’un pays profondément clivé entre cléricaux et anticléricaux met la laïcité organisée dans une situation de rentière qui la place dans l’impossibilité de choisir entre ses deux branches sans se tirer une balle dans le pied et se couper d’une partie d’un réseau fortement maillé de régionales et de militants dont il n’est pas sûr qu’ils s’accorderaient tous entre eux sur la juste interprétation de l’article 4. Le flou permet l’unité et la pérennité des actions. La nature ayant horreur du vide, on ne s’étonnera pas de constater que la laïcité organisée a renoncé depuis longtemps au combat anticlérical stricto sensu pour se transformer en grande organisation d’éducation permanente disposant aujourd’hui d’une expertise réelle et reconnue dans des domaines relevant bien plus de la citoyenneté que de la laïcité, tels que la défense des sans-papiers ou l’euthanasie.
Agenda laïque
Le second tabou, lié directement au premier, concerne la pensée laïque au sens large et la confusion abusive entre laïcité et sécularisation. Il s’agit pourtant de termes bien distincts. Le premier est un principe de séparation de l’État et des Églises ; le second est une dynamique sociale, qui traduit l’idée que l’importance des croyances en des vérités révélées et transcendantes diminue dans la société. Comme le rappelle opportunément Jean Baubérot, la confusion entre laïcité et sécularisation manque la nature de ce qu’est la religion et la liberté qui s’y attache : « Affirmer que la religion ne peut se vivre que dans la sphère privée, au sens de “sphère intime”, refuser le droit de manifester ses convictions religieuses dans l’espace public, vouloir neutraliser cet espace de toute expression religieuse, c’est opérer un court-circuit entre laïcité et sécularisation : on est plus ou moins sécularisé suivant que l’on a un rapport proche ou éloigné de la religion, que l’on “en prend et on en laisse” selon l’expression populaire. La laïcité est de l’ordre du politique et, même quand la culture y a sa part, il s’agit d’une culture politique. La sécularisation est de l’ordre du socioculturel. Elle est liée à une dynamique sociale »1.
© Raspouteam
Il y a là un élément intéressant à creuser : y a-t-il, consciemment ou non, un agenda laïque ? La laïcité, sous ses différentes formes organisées, a-t-elle pour objectif de faire advenir un monde sans religions, où les seules croyances concerneront des valeurs humaines et immanentes ? La réponse à cette question ne rassemblerait sans doute pas tous ceux qui se disent laïques. Le postulat sous-jacent de nombreux militants laïques est que la séparation de l’Église et des États diminuera de facto le poids des religions et aboutira à une société de plus en plus sécularisée, comptant de moins en moins de croyants. D’autres sont simplement partisans d’un monde où les religions restent présentes, mais au sein duquel la séparation avec les lieux de décision institutionnels est stricte. Cette question d’agenda peut paraître anodine ; elle constitue pourtant un tabou par son refoulement perpétuel, alors qu’elle est en réalité pleinement dans l’air du temps. Le symptôme en est que les controverses entre religions et laïcité éclatent sur les terrains publics ou mixtes, où l’on peut supposer que les comportements et les idées peuvent se contaminer, tels que les administrations, les commerces, et surtout les écoles. C’est parce que les uns craignent que les comportements religieux acceptés, tels que les signes ostentatoires, ne se propagent si on les accepte et que les autres craignent au contraire que la neutralisation de ces signes ne diminue l’influence religieuse que les polémiques entre laïques et religieux éclatent sur les terrains d’influence. Le tabou, en l’occurrence, serait de nier plus longtemps qu’il y a là une guérilla des esprits. La laïcité organisée n’agresse pas directement les croyances religieuses, mais combat directement les moyens par lesquels celles-ci pourraient s’étendre ; les religions se sentent attaquées par ce biais puisqu’elles considèrent que le prosélytisme et l’extériorisation font partie de leur droit naturel de conviction et de confession.
Pour la laïcité, organisée ou non, il y a là une interrogation à mener sur ce qu’est au juste une religion et sur le poids qu’elle joue dans l’identité des croyants. Comparer la religion à un hobby entièrement privatisable est une erreur, en fait et en droit. Les droits de l’homme, en Belgique comme en Europe, reconnaissent que la liberté de religion et de conviction inclut le droit de manifester ses croyances et convictions en public2. Le prosélytisme est même protégé en tant que tel, car si on ne pouvait admettre le droit des individus d’en convaincre d’autres, a considéré la Cour européenne des droits de l’homme, on violerait de manière sérieuse la liberté de croire3. La religion n’est donc pas entièrement privatisable. En revanche, le sentiment religieux change de forme et évolue. Le tabou de la laïcité en tant que principe repose sur le refus d’assister à cette évolution et de l’étudier, cédant à la tentation de voir les religions comme des niches dont l’influence doit disparaître, et non comme le reflet d’un besoin d’identité et de sens qui devra se matérialiser d’une manière ou d’une autre. C’est ce que nous nous sommes permis ailleurs de nommer, en l’appelant de nos vœux, une laïcité dynamique4, qui incorporerait l’évolution du sentiment religieux et se construirait avec les croyants partisans d’une séparation claire des lieux de décision et du partage d’un bagage philosophique commun, par exemple par le biais d’un cours commun de philosophie et d’histoire des religions en lieu et place des cours dits philosophiques. Mieux percevoir ces évolutions lui permettrait d’être davantage à la page, voire de toucher de nouveaux publics et de redonner un corps nouveau à ses propres combats.
1 Jean Baubérot, La laïcité falsifiée, Paris, La Découverte, 2012, p. 130.
2 Article 9 de la Convention européenne des droits de l’homme : « Liberté de pensée, de conscience et de religion ».
3 Pour la Cour, sans le prosélytisme, « le droit de changer de religion risquerait de rester lettre morte » (arrêt Kokkinakis).
4 François De Smet, Vers une laïcité dynamique, Bruxelles, Éditions de l’Académie, 2012.