Extrémistes et populistes ont investi énormément dans les réseaux sociaux. Ils en ont fait une machine à succès en usant et en abusant de la liberté d’expression. Un flux d’ordures maîtrisé et ciblé.
Les réseaux sociaux sont aujourd’hui l’un des terrains de jeu favoris de l’extrême droite. Pour s’en convaincre, il suffit de revenir un an et demi en arrière, lorsque les médias ont pointé la hauteur des sommes dépensées par le Vlaams Belang en publicité électorale sur Facebook. Le parti de Tom Van Grieken avait investi plus d’un million d’euros, soit beaucoup plus que ses concurrents. Avec un résultat probant : alors qu’aux législatives de 2014, le Belang s’était écroulé face à la N-VA, il devait séduire dans les urnes 19 % des électeurs flamands, le 26 mai 2019. En grande partie grâce – ou à cause – des réseaux sociaux, estiment les analystes.
En 2018, le Brésilien Jair Bolsonaro a lui aussi choisi d’investir massivement dans les grandes plateformes numériques afin d’atteindre un électorat sur lequel il n’avait jusque-là qu’une prise très marginale. Facebook, Twitter, Instagram… C’est toutefois sur WhatsApp que le futur président brésilien, ses dérapages, ses insultes et ses positions extrêmes, ont fait un tabac. De tels exemples sont légion. Trump, Salvini, Orbán, Bolsonaro… on ne compte plus le nombre de « rois » populistes ou extrémistes que les réseaux sociaux ont contribué à mettre sur le trône.
Dans la victoire comme dans la revanche
Ce qui est vrai pour la victoire peut l’être aussi pour la revanche. En novembre dernier, répliquant à la « censure imposée à Facebook et à Twitter », le réseau social Parler s’est empressé de voler au secours de Donald Trump. En une semaine, il a presque doublé son nombre d’utilisateurs, passé de 4,5 à 8 millions d’internautes mécontents. « Combattez la tyrannie technologique. Mobilisez-vous pour la liberté sur les réseaux sociaux. Inscrivez-vous », écrivait l’un des propriétaires de Parler, le très trumpiste Dan Bongino, en appelant à lutter contre l’inquisition numérique supposément mise en place par le clan Biden. D’autres sites très prisés des agitateurs – Gab, NewsMax… – ont également affirmé avoir fait le plein à la faveur de la défaite de Donald Trump et de l’entreprise de déni qui s’ensuivit.
L’élection présidentielle américaine a ainsi démontré qu’il ne suffisait pas que Facebook, Google ou Twitter fassent le ménage et mettent en sourdine les publicités politiques pour que la Toile soit assainie. Le nettoyage mené bon an mal an par ces « grands » a parfois libéré un espace dans lequel se sont engouffrés des « petits », sites d’échange « alternatifs » qu’a aussitôt investi l’extrême droite.
Non sans mal. « Après la manifestation d’extrême droite de Charlottesville en 2017, au cours de laquelle une personne avait été tuée par un suprémaciste blanc, Facebook et Twitter avaient durci leur modération envers les groupes d’extrême droite. Plusieurs réseaux sociaux ultra-conservateurs – dont Gab – avaient alors bénéficié d’un important regain d’intérêt, mais aucun n’était parvenu à retenir durablement ces nouveaux utilisateurs », écrivait Le Monde en novembre dernier. Depuis, certains d’entre eux ont résolu les problèmes, notamment techniques qui les privaient d’une part de l’audience. Ils sont parés pour récupérer le public devenu indésirable sur les réseaux sociaux mainstream.
Une tâche ardue
Récapitulons. D’un côté, les grands réseaux sociaux ont en partie démontré qu’ils avaient tiré les leçons de 2016, quand des campagnes de désinformation massives favorables à Donald Trump, téléguidées partiellement depuis Moscou, les avaient empruntés. Ils disent balayer devant leurs portes. De l’autre, il est clair que faire pression sur les GAFAM – Google, Apple, Facebook, Amazon et Microsoft – à la manière des autorités européennes et américaines ne suffira pas à assécher le flux d’ordures et de mensonges qui alimente le succès de l’extrême droite et des populismes de tout poil.
Il reste que Twitter a introduit de nouvelles règles contre les groupes religieux, que YouTube a effacé des millions de vidéos et de commentaires haineux, que Facebook traque les « posts » douteux avec un zèle parfois aussi puritain que surréaliste. Quitte à se refaire une virginité, les grands réseaux sociaux ont même joué la carte de la démocratie en partant en guerre contre l’abstention lors de la dernière présidentielle américaine. Snapchat affirme ainsi avoir convaincu plus d’un million de personnes de s’inscrire au vote, Facebook en revendique 4 millions, etc. On a par ailleurs entendu Mark Zuckerberg, le patron de Facebook, se dire prêt à voler au secours des petits commerçants français étranglés par le confinement et les mesures anti-Covid…
Des pistes pour cadrer les réseaux
La démocratie et ses fondements sont toutefois trop précieux pour les laisser entre les seules mains des propriétaires des grands réseaux sociaux, fussent-ils empreints des meilleures intentions. Il faut donc que le législatif plante ses balises. Mais, ici aussi, rien n’est simple. En France, la loi Avia qui demande aux hébergeurs de supprimer dans les 24 heures les contenus « haineux » a été retoquée en juin dernier par le Conseil constitutionnel. L’institution a fait valoir qu’imposer ce délai accentue les risques de censure inutile.
C’est qui, Modération ?
Depuis, la mort de Samuel Paty a relancé le débat sur la modération des contenus en ligne. Les représentants français de Facebook ont démontré qu’ils avaient investi, en argent et en main-d’œuvre, pour nettoyer le social network. Qu’ils ne pouvaient être tenus pour responsables du décès de l’enseignant de Conflans-Saint-Honorine, assassiné pour avoir commencé en classe un débat sur les caricatures de Mahomet. Ils voudraient que ce soit le gouvernement, ou la justice, qui désignent au cas par cas les contenus à éliminer, notamment en ce qui concerne le cyber-islamisme qui atteindrait à nouveau des records d’audience.
Comment sortir de cet imbroglio ? Deux pistes au moins sont mises en avant pour trouver une solution.La première serait de mettre fin à l’impunité des réseaux sociaux. Les plateformes Internet auraient à endosser une certaine part de responsabilité légale pour les contenus qu’elles diffusent, analogue à la responsabilité éditoriale en vigueur pour la presse. La seconde solution résiderait dans l’adoption de la nouvelle directive européenne (« Digital Services Act ») qui vise à réguler les contenus publiés sur les plateformes. Mais il reste du chemin à parcourir…
En attendant, la Commission européenne se félicite de la collaboration qu’elle entretient avec les grands réseaux sociaux dans la lutte contre les discours de haine, ces mots qui font le lit de l’extrême droite. Et tant pis si Google a récemment cherché à torpiller la future directive en recourant aux services de l’État américain ou en misant sur des dissensions entre les directions générales européennes. Le texte devrait être soumis dans les prochains mois à l’avis des pays de l’UE et du Parlement européen avant d’entrer en vigueur. Un processus qui pourrait prendre un an ou plus.