Dans un contexte international marqué par la tentation populiste, ne faudrait-il pas « plus d’Europe » ? Amandine Crespy, chercheuse au CEVIPOL (1), se penche sur « L’Europe sociale ». Elle démontre comment, au fil de son histoire institutionnelle et de ses orientations politiques, économiques et sociales, l’Union européenne reste un ensemble hétérogène d’États qui peinent à s’accorder, tiraillés entre volonté de puissance politique, grand marché et souveraineté nationale.
L’Europe sociale est un concept difficile à définir. En particulier en cette période où les manifestations se multiplient face aux conséquences d’un libre-échangisme qui, depuis près de vingt ans, a laissé libre cours au dumping social et a favorisé les inégalités en tous genres. Au lendemain de crises à répétition – manifestations de routiers remplacés par des chauffeurs roumains, sociétés délocalisées, grèves d’un personnel exsangue chez Ryanair –, on peut s’interroger sur le rôle de l’Europe en la matière : est-ce que celle-ci oublie définitivement les droits sociaux de ses travailleurs ?
« Historiquement, l’Europe sociale n’était pas une priorité », explique Amandine Crespy, chercheuse au CEVIPOL et professeure en science politique à l’ULB. « L’Europe était plutôt un marché économique. On se souvient qu’elle a d’abord été une union douanière, puis un marché axé sur quatre libertés : libre circulation des marchandises, des personnes, des capitaux et des services. La politique sociale est entrée dans l’Europe par le truchement de la libre circulation des personnes : des travailleurs venant de régions déprimées où l’économie n’était pas dynamique pouvaient désormais se déplacer librement pour venir travailler dans des pays où on avait besoin de main-d’œuvre. On a donc créé des droits sociaux au niveau européen. À la fin des années 1980 et au début des années 1990, les choses ont changé avec le traité de Maastricht. On a accéléré l’unification du marché européen avec une forte libéralisation des capitaux et le projet de monnaie commune, dix ans plus tard. Jacques Delors, alors président de la Commission, était conscient que dans un marché où il existe une concurrence entre des économies plus fortes qui exportent et d’autre moins fortes, comme l’Irlande à l’époque ou les pays du sud de l’Europe – et particulièrement avec l’avènement d’une monnaie unique et l’abandon de la possibilité d’utiliser la dévaluation monétaire – il fallait compenser par une dimension sociale forte, par des instruments d’aide et de solidarité sociale. » Jusqu’alors, et depuis la création du marché européen, la politique de l’Union était basée sur l’idée de croissance, garantie incontournable de davantage de bien-être, de moins de chômage, de revenus élevés et de plus de protection sociale, par effet quasi automatique.
Amandine Crespy estime que ce n’est pas l’Europe qui fait des lois pour diminuer les standards sociaux, car de nombreuses règles en matière de rémunération se décident au niveau national. (© Parlement Européen)
Le mythe de la croissance, révolu ?
Plusieurs décennies après les fastes Trente Glorieuses et une construction européenne qui semble avoir tout misé sur les échanges économiques et la libéralisation de son marché, la croissance est en berne. Et les inégalités se creusent. Amandine Crespy pose d’ailleurs la question des conséquences du tournant libéral opéré dans les années 2000. À la faveur du grand marché unique, le dumping social est souvent difficile à combattre, faute de procédures de contrôle. Conséquences : les travailleurs européens sont plus que jamais victimes de pratiques déloyales de la part de certaines entreprises. Faut-il pour autant rejoindre les discours des populistes qui rejettent l’Europe ? À l’heure où les manifestations de mécontentement se multiplient, où les gilets jaunes en France, les Brexiters au Royaume-Uni dénoncent la responsabilité européenne de tant d’inégalités, Amandine Crespy nuance : « Ce n’est pas l’Europe qui fait des lois pour diminuer les standards sociaux. Au contraire, ce qui se passe c’est que là où les politiques sociales ne sont pas suffisamment définies, les entreprises se sont développées, tirent un maximum d’avantages et opèrent de manière transnationale. Le problème est que de nombreuses règles en matière de rémunération se décident au niveau national. Or, les syndicats restent faiblement représentés au niveau européen. On a un mélange de disparités entre règles nationales et européennes, de carences juridiques, et en même temps un manque de contrôle du droit du travail. Tout cela aboutit à un mélange délétère qui laisse la porte ouverte au dumping social et à la mise sous pression des conditions de travail. On pense à Ryanair qui joue la carte de l’emploi avec des pratiques illégales et on ne peut que déplorer l’absence d’autorité européenne suffisamment forte pour lui tenir tête. » L’Europe n’est-elle donc, au niveau des politiques sociales, qu’un condensé de bonnes intentions ? « Les avancées sont possibles quand les gouvernements font preuve de volonté politique. Par exemple, la directive sur le détachement des travailleurs a été révisée : elle est aujourd’hui plus stricte puisqu’on a établi le principe d’égale rémunération entre travailleurs locaux et détachés. Mais il faut aussi poser la question du budget européen et de la redistribution des ressources. On discute également depuis plusieurs années de la création d’un Fonds européen d’assurance-chômage, pour pouvoir redistribuer ces fonds vers les pays qui ont des taux de chômage plus élevés. Car là où le bât blesse, c’est que les gens se pensent comme membres d’une société nationale. Il faut penser européen. Il faut parler en mode européen : car si un État membre de l’UE va mal, cela va se répercuter sur tous les autres car les interdépendances économiques et sociales sont fortes. On l’a vu avec le plan de sauvetage de la Grèce : le but était surtout de sauver les banques européennes. »
L’Europe n’est pas monolithique
Et puis, l’Europe, c’est avant tout un ensemble de gouvernements, et non cette structure monolithique supranationale souvent fantasmée par certains médias ou par des citoyens qui se sentent les laissés-pour-compte du libéralisme. D’ailleurs, la solution ne serait pas dans « moins d’Europe », mais dans « plus d’Europe » : « Ce sont les gouvernements nationaux qui composent l’Europe qui ont le plus de pouvoir et qui définissent les grandes orientations de l’UE », rappelle Amandine Crespy. « L’ambition sociale a toujours existé, mais la réalité politique qu’on observe, c’est une évolution en dents de scie, qui reflète les évolutions des rapports de force. Si on constate aujourd’hui une paralysie de l’Europe sociale, c’est qu’on est dans un moment historique où les partis au pouvoir ne sont pas favorables à cette politique sociale. Ce n’est donc pas tant au niveau européen qu’au niveau national que cela se joue. L’état des groupes politiques au Parlement européen et des gouvernements au sein du Conseil (qui réunit les ministres des États membres dans chaque matière discutée), n’est pas favorable à des avancées sociales significatives. De la même façon, au niveau du dialogue social, les représentants du patronat, que ce soit au niveau national ou à celui de Business Europe (le patronat au niveau européen) bloquent les négociations et ne sont pas prêts à des avancées sociales significatives, telles qu’une augmentation des salaires, plus de protection, plus de consultation… »
Sensibilités culturelles
Une réalité qui correspond aux orientations politiques des partis en place. Les décideurs butent parfois sur le clivage traditionnel gauche/droite, avec d’un côté les eurosceptiques, conservateurs et libéraux, et de l’autre, les sociaux-démocrates, la gauche radicale et les Verts. Mais à celui-ci, s’ajoute un autre clivage lié aux orientations économiques des États et à leurs prologements institutionnels et culturels. Ainsi, il y a toujours eu des pays plus libéraux, dont certains le sont d’autant plus qu’ils ont longtemps connu le communisme. D’autres se caractérisent par une tradition où l’État est plus interventionniste. Des tendances qui entraînent des groupements, des affinités et in fine, une diversité d’appréciations des politiques sociales. Les pays scandinaves ayant par exemple une tradition sociale forte, ils seront plus réticents à laisser l’Europe se mêler de matières sociales.
La question n’est donc pas uniquement de savoir si l’on souhaite une Europe plus sociale, mais aussi de s’interroger sur la légitimité de la place de l’Europe dans ces matières. Et les réponses divergent bien souvent d’un pays à l’autre.
(1) Centre d’étude de la vie politique de l’ULB.