La thématique d’un « monde d’après », de changements sociétaux et la remise en question de certains modèles traversent les réflexions médiatiques, académiques autant que citoyennes, à la suite des bouleversements apportés par la pandémie. Concernant l’école, la question se pose également : une tout autre société a-t-elle besoin d’un tout autre projet éducatif ?
La crise du Covid-19 a révélé la place centrale de l’école dans la société. Elle a aussi manifesté avec plus d’acuité les problèmes récurrents de notre système scolaire, en particulier les inégalités entre élèves et la différenciation des projets éducatifs des établissements. Et pourtant, contrairement à d’autres secteurs, il n’y eut guère d’appels à une remise en cause des finalités de l’école… comme si la seule question à se poser était celle des moyens de poursuivre plus efficacement les objectifs actuels. Une tout autre société peut-elle cependant advenir sans une tout autre école ? Une école qui ne viserait pas à adapter les personnes à la société telle qu’elle est ou telle qu’elle deviendrait si on laissait jouer les puissants ressorts qui la travaillent, mais plutôt une école préparant à une société davantage égalitaire, moins individualiste et compétitive, et moins soumise à la rationalité instrumentale ?
Un tel horizon implique, selon moi, un projet éducatif rompant avec plusieurs paradigmes essentiels de l’école actuelle. Il comprend en outre un dessein commun à tous les établissements. Affirmer cela peut d’emblée paraître utopique. Toutefois, avant de se concerter sur la faisabilité politique et pratique d’un tel projet, il convient de s’interroger sur ses fondements philosophiques et sociologiques. Je tenterai donc de répondre ici à deux questions. D’une part, pourquoi faudrait-il un projet éducatif commun à toutes les écoles ? D’autre part, quel devrait être son contenu ?
Pourquoi un projet commun ?
Sans doute beaucoup de citoyens estiment-ils qu’un projet éducatif commun à toutes les écoles et à tous les élèves est contraire au principe de liberté. Pour eux, il est préférable que chaque établissement développe un plan singulier, permettant ainsi aux parents de choisir celui qui correspond le mieux à leurs valeurs. Il faut donc démontrer qu’un projet éducatif commun peut être mis au service de la liberté. Cette démonstration repose sur trois constats successifs et sur leurs conséquences normatives.
Partons d’un premier constat : tout individu est conditionné dès son plus jeune âge et l’est tout au long de sa vie. Il n’est par conséquent jamais parfaitement libre. En tout cas, qu’il soit formellement en mesure de poser des choix ne suffit pas à faire de lui un être libre. Ses actes sont en effet toujours conditionnés et nettement dépendants des ressources dont il dispose. Impossible dès lors d’échapper totalement aux influences sociales, mais il est en revanche envisageable de s’affranchir des conditionnements et des contextes qui sont source de souffrance « structurelle » pour soi-même ou pour autrui. Ainsi, éduquer à la liberté revient à rendre les individus capables, jusqu’à la fin de leur vie, de remettre en question et d’abandonner certains de leurs conditionnements, habitudes, conventions, normes, positions dominées (ou dominantes) ou autres addictions qui génèrent pareil mal-être.
S’extraire de ce qui est éprouvant structurellement suppose d’identifier les causes de ces souffrances. Une partie d’entre elles se loge dans l’itinéraire personnel de chacun, toujours singulier. Mais – second constat – une autre partie renvoie à notre société (ses référentiels, ses institutions, la hiérarchisation des positions sociales). Dès lors, s’émanciper ne peut se limiter à un travail individuel d’épanouissement. C’est aussi pouvoir changer collectivement les structures sociétales qui aliènent la majorité d’entre nous, et particulièrement les plus dominés ou les plus dépourvus de ressources.
Ces structures sociétales qui nous oppressent sont des cadres organisationnels, des lois et des rapports de pouvoir et de domination, mais ce sont également – troisième constat – certaines normes intériorisées durant les dix-huit premières années de vie. Certaines des normes intériorisées par la plupart des individus peuvent en effet générer des souffrances pour eux-mêmes ou pour ceux avec qui ils sont en relation directe ou indirecte. Il n’est donc pas d’office contradictoire qu’une communauté politique gérant un système d’enseignement (la Fédération Wallonie-Bruxelles, dans notre cas) poursuive un objectif d’émancipation tout en visant à faire intérioriser par tous certaines normes. Mais ces normes communes ne peuvent être émancipatrices qu’à deux conditions : qu’elles aient été identifiées au travers d’un large processus de débat et de délibération démocratique, et que ce processus se soit focalisé sur la recherche des normes dont l’intériorisation est jugée essentielle à la réduction des aliénations structurelles et à l’accroissement des capacités d’épanouissement de chacun.
D’où une nouvelle question : quelles pourraient être ces normes que l’école aurait pour mission d’inculquer à tous pour que la société soit émancipatrice pour chacun ? Quatre normes me semblent répondre aux critères énoncés ci-dessus.
Vers l’égalité des singularités
L’éducation devrait d’abord amener chacun à trouver normal que la fonction qu’il occupe dans la société ne lui donne aucun droit à un pouvoir et à une reconnaissance matérielle et symbolique supérieurs à ceux d’autrui. Une telle norme devrait être intégrée dès le plus jeune âge au travers d’un travail quotidien d’analyse et de déconstruction des attitudes de domination ou de soumission. Il s’agit d’apprendre à partager le pouvoir et à y prendre part, et à véritablement reconnaître et être reconnu quelles que soient les différences de profils, d’antécédents, d’atouts ou de difficultés. Faire adhérer les individus à une telle égalité des singularités serait puissamment émancipateur pour chacun, et en rupture avec le référentiel actuel de l’école, fondé sur l’égalité des chances d’accéder aux places rares et sur une tolérance à l’égard des singularités. Une tolérance minimaliste parce que non couplée à une exigence d’égalité de pouvoir et de reconnaissance entre personnes singulières.
Équilibrer le « je » et le « nous »
L’éducation devrait aussi amener chacun à estimer normal que la légitime aspiration à l’épanouissement de sa singularité et à l’assouvissement de ses désirs ne le dispense pas de sa responsabilité à l’égard de l’humanité présente et future. Il s’agit ici de trouver un meilleur équilibre entre l’individu et les collectifs dont il est membre, entre le « je » et les « nous ». Et d’inscrire chaque « nous » circonscrit (une communauté, une organisation ou une nation, par exemple) dans le « nous » plus large de l’humanité contemporaine et de celle à venir. Bien que la référence à l’humanité ne soit pas absente de l’éducation actuelle, un tel projet se distingue du référentiel actuel où la coopération au sein d’un « nous » défini est souvent mise au service d’un positionnement compétitif de ce « nous » (et de tout ou partie des « je » qui le constituent).
Raison garder
En troisième lieu, l’éducation devrait amener chacun à trouver naturel de prendre le temps de délibérer (intimement et collectivement) à propos des effets oppressants ou émancipateurs (pour lui-même et pour autrui) des possibles toujours plus nombreux qu’ouvre l’infinie capacité de nos sociétés contemporaines à rationaliser et à maîtriser le monde. Il ne s’agit pas ici de remettre en cause le projet de la modernité (l’émancipation par la raison) mais de rééquilibrer raison instrumentale (au service de l’efficacité) et raison axiologique (au service du sens), car au fil de la modernité, la première a pris le pas sur la seconde, créant ce sentiment récurrent d’ignorer le sens de notre agitation et de notre fuite en avant individuelles ou collectives. L’école doit donc apprendre aux enfants et aux jeunes à accorder bien plus de place qu’aujourd’hui aux questions intimes de sens et à débattre ensemble à propos des finalités.
Un avenir pas tout tracé
L’éducation devrait enfin amener chacun à trouver normal que son avenir personnel ne soit pas écrit, que l’humanité puisse encore dessiner à grande échelle une histoire s’écartant du « sentier de dépendance », en d’autres mots, que l’avenir puisse être le produit d’un imaginaire non enfermé dans le cadre du présent. Avoir, en toutes circonstances, une capacité à penser « hors cadre » est en effet essentiel à tout processus d’émancipation, et à rebours du récit d’une fin de l’histoire et de la perte définitive d’emprise collective et politique sur l’avenir de l’humanité.
Si de telles normes constituaient l’horizon vers lequel devraient tendre toutes les écoles, cela remettrait fondamentalement en cause certaines méthodes d’apprentissage tout comme la hiérarchie des contenus à enseigner. Et, contrairement aux idées reçues, cela laisserait une large place à la diversité d’orientations scolaires et post-scolaires, notamment parce que, du fait de l’égalité des singularités, ces orientations auraient bien moins de conséquences en matière de pouvoir et de reconnaissance matérielle et symbolique.