Les sondages avaient annoncé la victoire de Joe Biden et, lors de la campagne, le président Trump avait insinué qu’il ne reconnaîtrait pas les résultats si ceux-ci lui étaient défavorables. Tout était donc prévu et tout est devenu improbable.
En attendant le dénouement, Joe Biden a fait « comme si ». Comme s’il pouvait normalement installer son équipe de transition et peu à peu organiser le transfert du pouvoir selon les règles que prévoient les institutions. L’urgence est là, pourtant. La crise du coronavirus explose et l’économie en subit les violents contrecoups. La polarisation sur la scène politique et dans la rue risque à tout moment d’entraîner des débordements.
Donald Trump est sans doute un « canard boiteux » (lame duck), mais la durée insensée de la transition présidentielle et les compétences qu’il conserve lui garantissent une marge de manœuvre considérable jusqu’au jour officiel de la passation des pouvoirs, le 20 janvier prochain. Malgré une défaite qui devrait lui inspirer la modestie du verbe et la modération des actes, il peut utiliser tous les ressorts de cette « présidence impériale » qu’avait dénoncée en 1973 déjà le sage Arthur Schlesinger. Mauvais perdant, il peut encore entraver l’action initiale de son successeur, prendre des mesures intempestives, voire provoquer une crise internationale.
Réunir et réformer
Toutefois, si presque tout à ce stade est devenu imprévisible, les leçons de ces quatre années et les résultats électoraux indiquent sans doute les priorités qu’une nouvelle administration démocrate devrait se fixer : rassembler largement et réformer résolument. D’un côté, la démocratie américaine ne peut plus fonctionner longtemps dans une atmosphère aussi tendue, avec des divisions aussi âpres dans la société. De l’autre, elle ne peut pas non plus s’exempter des grandes décisions que la situation actuelle (Covid-19, économie, tensions raciales) mais aussi le futur plus ou moins proche (défi climatique, révolution technologique, montée en puissance de la Chine) imposent. Ces deux enjeux, toutefois, risquent de s’entrechoquer.
Trump a libéré les démons de l’inconscient collectif américain : le spectre du racisme, le ressentiment économique, les angoisses vis-à-vis de la sexualité et de la libération des femmes, la misogynie, l’homophobie… © Brendan Smialowski/AFP
Le départ de Donald Trump n’inversera pas totalement les rapports de force. Même si Joe Biden utilise tous les registres du pouvoir exécutif, les républicains pourront activer leur majorité à la Cour suprême, exercer leur probable contrôle au Sénat et asseoir leur domination dans les assemblées parlementaires des États fédérés. L’« America First » et le « Make America Great Again » ne disparaîtront pas non plus avec Donald Trump. Comme le démontrent les 72 millions de voix qu’il a engrangées, son projet politique reste en phase avec les aspirations d’une tranche considérable de la population qu’il ne sera pas facile pour les démocrates de récupérer, car une fraction significative de cet électorat se définit par une « identité blanche » et par une philosophie économique « libertarienne » irréconciliables avec les valeurs et les postulats démocrates.
Une césure économico-sociale
Le Grand Old Party capte également une partie de cette « Amérique périphérique », « post-démocrate », qui se sent dépassée, bousculée par le modèle économique mis en place au début des années 1980 sous la présidence républicaine et néolibérale de Ronald Reagan et confirmé par tous ses successeurs, dont les démocrates Bill Clinton et Barack Obama. Les résultats du scrutin de novembre ont confirmé cette césure économico-sociale. Donald Trump, selon The New York Times, a même accru son score dans les circonscriptions dont l’économie « regardait vers le passé ». Joe Biden, en revanche, l’a généralement emporté là où l’emploi, fondé sur un niveau d’éducation élevé, était moins vulnérable aux délocalisations et à la robotisation.
N’en déplaise à l’interprétation « gilet-jauniste » du vote Trump, ce ne sont pas les niveaux de revenus qui créent la différence essentielle entre les deux Amériques, mais les « espérances ». Une partie de la population blanche, moins bien formée, plus rurale, plus religieuse, mais pas nécessairement plus pauvre, sent que « son monde d’avant » lui échappe. Que le statut que lui conférait sa couleur de peau s’évanouit, que les règles de succès et de respect du « rêve américain » ont radicalement changé.
Donald Trump n’a pas créé ces courants de fond sociologiques et culturels. Ceux-ci viennent de très loin, ils traversent la « nouvelle révolution américaine » clamée par Ronald Reagan en 1980 et la révolte libertarienne et populiste du Tea Party contre Obama. Mais le « milliardaire de la Cinquième avenue » les a tous exacerbés. « Il a libéré les démons de l’inconscient collectif américain : le spectre du racisme, le ressentiment économique, les angoisses vis-à-vis de la sexualité et de la libération des femmes, la misogynie, l’homophobie », confiait l’écrivain Russell Banks au magazine le 1. Il a offert la possibilité au côté obscur de la psyché américaine de dominer notre comportement en tant que nation. Ces démons sont en train de nous dévorer.
Des « challenges » présidentiels à la pelle
La tâche qui attend les démocrates est dès lors titanesque. Il ne suffira pas de bricoler des réponses économiques, d’offrir des adjuvants à cette population tourmentée, d’autant plus qu’elle n’est pas la seule à protester et que la communauté noire, galvanisée par le mouvement Black Lives Matter, attend elle aussi beaucoup de la prochaine administration.
Pour réussir ce rassemblement de la nation et ramener au bercail des électeurs plus conservateurs, Joe Biden pourrait être tenté de neutraliser la gauche démocrate incarnée par Bernie Sanders et Alexandria Ocasio-Cortez, deux personnalités que la droite républicaine traditionnelle et une partie de l’aile centriste des démocrates aiment taxer de « socialistes », voire de « communistes ». Or, face aux défis qui s’accumulent à court et à moyen terme, le nouveau président, notent des analystes « libéraux », devrait sans doute emprunter à cette gauche ses idées les plus affirmées sur le rôle de l’État, les soins de santé, sur la politique industrielle, le libre-échange, sur l’éducation ou les politiques de protection de l’environnement et de lutte contre le changement climatique. Une composante de l’électorat flottant, plus vulnérable socialement et qui a dérivé vers Donald Trump, se reconnaît d’ailleurs en partie mieux dans le message plus « protecteur », plus protectionniste, de la gauche démocrate que dans celui de l’aile « modérée-moderniste » du Parti.
Kamala Harris, l’espoir de lendemains qui changent
Il peut paraître paradoxal que cette tâche de fixer un nouveau cap à l’Amérique incombe à un vieux routier de la politique conventionnelle comme Joe Biden. Son entourage sera dès lors crucial, dont, en premier lieu, sa vice-présidente Kamala Harris. Fera-t-elle de sa diversité (femme, noire, asiatique) un atout et un levier ? C’est elle qu’il faudra suivre de près tout au long de cette nouvelle administration, moins pour calculer ses chances présidentielles que pour tester le passage inéluctable de l’Amérique dans une nouvelle phase « optimiste » de son histoire. Donald Trump n’aurait alors été que le dernier hoquet d’une Amérique égarée dans sa nostalgie d’une « grandeur blanche, anglo-saxonne et chrétienne ».
Démographiquement, sociologiquement, les tendances lourdes favorisent à terme un réalignement en faveur de la coalition démocrate. 61 % des jeunes de 18 à 29 ans ont voté pour le Parti démocrate. Mais rien n’est joué, tant les fractures sont profondes entre les deux Amériques. Et la donnée économico-sociale n’est qu’une des motivations du vote. Même si un nombre important d’électeurs ont voté « rationnellement » pour Trump en calculant le bénéfice économique qu’ils ont retiré de ses mesures fiscales, (anti-)environnementales ou (anti-) migratoires, les enjeux éthiques et culturels sont très prégnants. Ainsi, une partie significative des Hispaniques vote déjà républicain, par opposition à l’avortement ou aux droits des LGBTQI+.
Jusqu’ici, rien n’indique que Joe Biden, au-delà de ses appels à la décence et à l’union, aura l’audace de s’inspirer du président Roosevelt, qui, dans les années 1930, face à des défis similaires – crise économique, angoisse sociale, montée des populismes, défis internationaux –, osa réformer profondément l’Amérique… pour la préserver. Mais, comme à cette époque, le rêve d’un retour à la normale serait illusoire. Il ne ferait que postposer les échéances et aggraver la confrontation de l’Amérique avec ses démons.