Espace de libertés | Janvier 2021 (n° 495)

Réseaux « asociaux » : l’heure du trop-plein ?


Dossier

La fatigue numérique mène de nombreux utilisateurs à adapter leurs comportements sur les réseaux sociaux. Sevrage, voire désertion, mais aussi « social cooling », une forme d’autocensure guidée par la crainte d’abîmer sa réputation. De quoi pousser les grandes plateformes à se remettre en question ? Pas si sûr…


Mars 2018  : le scandale de Cambridge Analytica éclate. Des millions d’utilisateurs découvrent alors l’existence de cette entreprise anglo-saxonne engagée dans la campagne de Donald Trump, qui a récolté et utilisé illégalement les données de 50 millions de comptes Facebook lors de l’élection de 2016. Le scandale éclabousse Facebook et fait des vagues jusque dans les chaumières de ses utilisateurs. L’indignation est générale.

Une campagne #deletefacebook est lancée, notamment soutenue par l’ancien patron de la messagerie Whats­App (rachetée par Facebook en 2014). Selon un sondage réalisé à l’époque par la société YouGov, 8  % des utilisateurs français de Facebook se disent alors prêts à quitter le réseau social.

Déserter le géant des réseaux sociaux ? Pas nécessairement besoin d’un scandale à la hauteur de celui-là pour convaincre certains de franchir le pas… Le désintérêt – et même le rejet – des réseaux sociaux est une tendance de fond qui s’exprime depuis quelques années déjà, en particulier au sein des plus jeunes générations. Une étude de Diplomeo, menée en 2019, montre ainsi que près de 17  % des jeunes Français confient avoir supprimé Facebook de leur smartphone. Tandis qu’une enquête de l’institut de recherche Ampere Analysis, menée auprès de 9 000 internautes, confirme le changement d’attitude des 18-24 ans vis-à-vis des réseaux sociaux ces récentes années  : en 2016, deux tiers étaient en accord avec l’affirmation « les médias sociaux sont importants pour moi », deux ans plus tard, ils n’étaient plus que 57  %.

Méfiance et fatigue numériques…

Cette prudence, voire méfiance, vis-à-vis des réseaux sociaux se manifeste même au cœur du réacteur, dans la Silicon Valley. Paradoxe ultime, plusieurs cadres supérieurs des réseaux sociaux interdisent l’utilisation de leurs « bébés » à leurs propres enfants. C’est le cas de Chamath Palihapitiya, ancien vice-président chargé de la croissance de l’audience de Facebook, qui en a proscrit l’usage à ses enfants, qualifiant le réseau social de « merde ». Steve Jobs, le fondateur d’Apple, avait admis en 2011 qu’il limitait le nombre d’outils numériques à disposition de ses enfants. Quant au fondateur de Facebook, Mark Zuckerberg, il a écrit en 2017 une lettre à sa fille tout juste née pour lui vanter les mérites de « sortir jouer dehors ». Citons encore la Waldorf School of the Peninsula, une école privée populaire de la Silicon Valley dans laquelle de nombreux enfants d’employés d’eBay, Google, Apple et Yahoo sont scolarisés (selon The New York Times), où la technologie est interdite aux élèves jusqu’à ce qu’ils atteignent l’adolescence.

… à impact limité

Le début de la fin pour les réseaux sociaux ? On en est loin, estime Laura Calabrese, directrice du centre de recherches ReSIC (Sciences de l’information et de la communication) de l’Université libre de Bruxelles  : « Les scandales vont et viennent, tandis que la tolérance des gens à ces scandales semble, elle, augmenter. Cambridge Analytica a été très médiatisé et pris au sérieux par un public très large. Et pourtant, il est surprenant de voir que les conséquences de ce scandale restent fortement limitées. » Le nombre global de comptes actifs sur Facebook n’a en effet de cesse de croître, et on évalue qu’approximativement un tiers de la population mondiale est aujourd’hui connecté à la plateforme.

Si elle existe bel et bien parmi les utilisateurs, la « fatigue numérique » n’aurait aucune incidence sur l’économie de ces plateformes, estime Laura Calabrese, « parce que celles-ci s’adaptent à nous et le feront toujours ». Tant que le public cible de chaque réseau social lui restera fidèle, aucun ébranlement en vue. En revanche, « le jour où les early-adopters, qui ont entre 40 et 60 ans, quitteront massivement Facebook, ou que les journalistes ne seront plus sur Twitter, là, on pourra dire que la fatigue numérique a un réel impact. Et les réseaux sociaux devront alors se poser les bonnes questions ».

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«Une injonction à la prise de position»

Twitter et les journalistes  : voilà un bon exemple du rapport amour-haine que les réseaux sociaux peuvent entretenir avec leurs utilisateurs. Relation ambiguë menant parfois à la rupture… Récemment, plusieurs départs remarqués de femmes journalistes, mais aussi politiques ou intellectuelles, y ont eu lieu. C’est le cas de la journaliste française Nadia Daam, qui subissait en novembre 2017 les premières attaques d’un « raid numérique » l’ayant poussée à quitter Twitter (elle y est aujourd’hui revenue, mais s’exprime de façon beaucoup plus « retenue »). En Belgique, les journalistes Myriam Leroy et Florence Hainaut mais également la députée Margaux De Ré –  pour ne citer qu’elles – ont de même déserté le réseau social à l’oiseau bleu. Toutes dénonçant, au moment de prendre leurs distances, la violence des attaques vécues et l’impossibilité d’y mener des débats sereins.

Comment expliquer que les réseaux sociaux soient devenus à ce point « asociaux » ? « Les plateformes favorisent la polarisation », analyse la chercheuse de l’ULB. « Elles créent une injonction à la prise de position permanente. C’est l’architecture même de ces réseaux qui veut cela, en exigeant des contenus simples, courts, émotionnels et qui provoquent des réactions (likes, partages…). D’ailleurs, Facebook mène régulièrement des études auprès de ses utilisateurs et a ainsi pu établir que l’émotion qui engendre le plus de réactions, c’est la colère. »

Réputation et autocensure

La crispation des débats sur des lieux virtuels pensés, à la base, pour regrouper des communautés de gens se connaissant ou partageant des intérêts communs est une explication majeure de la lassitude qu’inspirent aujourd’hui les réseaux sociaux. Quelles en sont les autres causes ? Laura Calabrese cite notamment la surinformation harassante – ou « infobésité » – à laquelle ces réseaux nous exposent au quotidien. Autre explication  : « L’économie de la réputation sur laquelle sont basés les réseaux sociaux, qui est très néfaste pour la psychologie humaine. » Enfin, la chercheuse pointe le « mélange entre vie privée et vie publique, épuisant à gérer pour un citoyen lambda ».

Ces derniers facteurs donneraient lieu à un autre type de symptôme  : plutôt que de quitter les réseaux sociaux, les utilisateurs en viennent à adapter l’utilisation qu’ils en font. C’est ainsi qu’est apparu, en 2017, le terme de « refroidissement social », ou social cooling, développé par Tijman Shep, un critique hollandais des nouvelles technologies. Une notion qui désigne la montée en puissance d’une forme d’observation et d’autocensure de la part des utilisateurs, au détriment d’un usage actif (et réactif) des réseaux sociaux. Cette modification des comportements numériques répondrait à un désir d’être évalué positivement ou d’éviter les retours négatifs. Très critique de cette dérive, Tijman Shep analyse le phénomène comme étant « l’effet refroidissant d’une économie de la réputation et de la surveillance sur l’expression et l’exploration des idées ».

Solutions alternatives?

Les conséquences de la fatigue numérique se traduisent-elles forcément de façon négative – rejet, désertion, autocensure, etc. – ou peuvent-elles prendre la forme d’évolutions constructives ? L’une de ces évolutions pourrait être le repli d’utilisateurs vers de nouvelles communautés, plus petites, thématiques et discrètes. Selon certains observateurs, le succès croissant que connaissent les groupes privés, messageries et autres plateformes de jeux en ligne en est la preuve. Ceux-ci pourraient bien reléguer les géants des réseaux sociaux à la simple fonction de devantures officielles et généralistes pour leurs utilisateurs, tandis que les interactions et prises de position virtuelles auraient lieu ailleurs, en comité plus restreint.

« Il y a en effet quelques alternatives qui voient le jour, mais elles n’ont aucune incidence globale. Nous sommes dans une situation où il est devenu très difficile de s’extraire des GAFAM », conclut Laura Calabrese, sceptique à l’idée d’un changement radical. « Les plateformes s’adapteront toujours à leurs publics ; elles intègrent nos comportements, nos protestations et modifient leur offre de services pour continuer à nous plaire. »