Espace de libertés | Novembre 2018 (n° 473)

Aux Pays-Bas, «l’herbe d’État»


Dossier

Nos voisins bataves franchissent cette année un cap : la culture, le transport et la vente de cannabis sous supervision communale. Bientôt au stade d’expérience, la « beuh d’État » se veut sûre, de qualité et coupée de toute criminalité. De son côté, la Belgique, où règne la tolérance zéro pour le récréatif, se penche sur une culture légale pour le médicinal.


Amsterdam embaume comme aucune autre ville. L’odeur âcre du cannabis fumé par les touristes fêtards plane dans la rue, près du Dam et le long des canaux, dans les transports en commun aussi. À quelques kilomètres de là, à La Haye, l’autre capitale néerlandaise, les coffee shops sont plus discrets. Et les amateurs d’herbe aussi. Une de ces petites boutiques, blanche aux néons rosés, a des airs de pharmacie. Après un contrôle d’identité, le préposé demande au visiteur l’effet qu’il recherche – une « beuh » relaxante, euphorisante, hallucinante ? –, lui fait sentir les gousses, lui propose en joint ou en vrac… Ici, loin du tourisme de drogue, le cannabis se consomme dans l’intimité d’un domicile ou dans la sphère cosy d’un coffee, avec un coca ou un café.

Les patients belges souffrant de sclérose en plaques, de fibromyalgie ou de cancer se fournissent en cannabidiol dans des boutiques spécialisées.

Car en réalité, aux Pays-Bas, l’herbe est seulement tolérée. Dans les textes, sa vente et son usage sont punissables par la loi. Dans les faits, ils ne sont pas poursuivis. Mais les communes se plaignent toujours de problèmes de sécurité, de santé publique et de criminalité satellitaires.

« Nous connaissons cette drôle de situation où nous pouvons acheter de l’herbe, mais pas la cultiver, ni la transporter », remarque Danielle Brouwer, porte-parole du groupe D66 à la Chambre. Membre du gouvernement de coalition, le parti progressiste est porteur d’un projet visant à entériner cette tolérance dans la loi et à mettre fin à ce paradoxe. Il s’agit de « chaînes fermées de coffee shops » où, de la production à la vente, le cannabis est contrôlé, légal, réglementé. Six à dix moyennes ou grandes communes seront bientôt sélectionnées pour mener cette « expérience de l’herbe ». Que les Néerlandais, amateurs de petits noms cocasses, ont déjà rebaptisée « la beuh d’État ».

Les Néerlandais, pionniers européens

« C’est très beau qu’après 40 ans de discussions sur la tolérance, nous ayons enfin franchi cette grande étape », constate la porte-parole. « Nous sommes le premier pays en Europe qui va expérimenter la culture régulée de cannabis » à des fins récréatives. Avec la réglementation, le consommateur saura ce qu’il y a dans l’herbe qu’il achète (intensité, pesticides…). Et les vendeurs ne devront plus « se fournir en cannabis auprès de cultures illégales », souligne-t-elle encore. Une solution pour la santé publique, contre la criminalité et les nuisances. Seule ombre au tableau, il existera pendant une période une sorte de droit pénal local où certains produiront en toute impunité à un endroit déterminé quand d’autres sur des territoires communaux différents resteront illégaux, a mis en garde un juge dans la presse.

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Un projet de loi a par ailleurs été rédigé par les ministres de la Santé publique et de la Justice et de l’Intérieur. Inscrite noir sur blanc, la tolérance vis-à-vis des coffee shops y est cadenassée de conditions : 5 grammes maximum détenus par personne; vente interdite aux mineurs ; pas d’alcool, de pub, ni de troubles à l’ordre public; un stock maximal de 500 grammes; accès strict aux résidents néerlandais majeurs. Les vendeurs doivent se professionnaliser et informer le client sur le plan de la consommation et de la prévention. Devant la Chambre, le projet doit encore recevoir son aval avant celui du Sénat. « Ce serait bien si d’autres pays suivaient, comme au Canada et aux États-Unis », ajoute Danielle Brouwer. « Le monde change et l’Europe ne peut pas rester à la traîne. » L’invitation est faite.

Belgique : reculer…

En Belgique, les autorités ont pris la direction opposée. D’application depuis 2003, la tolérance vis-à-vis du cannabis a été supprimée par l’accord du gouvernement Michel en octobre 2014. Face à une politique de répression qu’ils jugent inefficace, PS, Écolo, PTB et DéFi prônent une réglementation de cette drogue douce devenue trop criminogène et dangereuse pour la santé à cause de taux de plus en plus élevés de sa substance psychotrope, le THC. La députée verte Muriel Gerkens a déposé en mars 2017 une proposition de loi – qui doit encore être prise en considération –, réglementant l’usage du cannabis un peu à la manière du projet néerlandais. Avec des « centres de production agréés », un Office fédéral du cannabis et une vente aux adultes sur contrôle d’identité, via des « officines agréées décentralisées ». Avec un prix attractif afin de rendre le marché illégal inopérant.

Du côté de l’usage médicinal, par contre, les choses changent au fédéral. La ministre de la Santé Maggie De Block a autorisé en juin 2015 la vente sous licence de médicaments avec des ingrédients actifs de cannabis. « Une étape historique », souligne son porte-parole Tijs Ruysschart. À l’heure actuelle, seul le Sativex, qui allège les symptômes de la sclérose en plaques, est en circulation.

… pour mieux sauter ?

Mais la ministre souhaite aller plus loin encore, avec un cadre légal en cours de préparation à destination des cultivateurs en vue d’une production stable et contrôlée pour la confection de médicaments et pour la recherche scientifique. Rendocan, qui a l’intention de créer 800 emplois et d’investir 100 millions d’euros dans le « développement de la science du cannabis », pourrait être l’un de ces producteurs à l’avenir. Sur son site web, l’entreprise spécialisée en agro-biotech, que nous avons tenté de joindre en vain, annonce la construction d’un centre d’innovation près d’Hasselt début 2019 et sa volonté d’y « produire du cannabis standardisé de haute qualité » dès 2020. Objectif : 5 tonnes d’herbe par an. La société veut faire de la Belgique le « leader mondial du secteur ».

En attendant, les patients belges souffrant de sclérose en plaques, de fibromyalgie ou de cancer se fournissent en CBD (ou cannabidiol), composant jugé apaisant, dans des boutiques spécialisées. Dans la vitrine de GreenPower à Namur, un bouddha porte un bocal en plastique libellé « pot-pourri Swiss Skunk ». Du cannabis avec pignon sur rue en Belgique. Mais avec un taux de THC inférieur à 0,2 %. Ce qui est autorisé par la législation européenne de 2003. Client, Sébastien souffre d’arthrose précoce et de crises d’épilepsie. Avec le cannabis fort en CBD, il ne prend plus d’antidouleurs et ne subit plus les effets psychotropes de « l’herbe de rue », explique-t-il.

Un jeune Belge sur dix a consommé du cannabis sur l’année écoulée.

Des boutiques comme celle-là, il y en a une dizaine en Belgique depuis cet été. Et si les autorités judiciaires n’ont émis aucune objection, assure Maxence Hanus, gérant de GrassMan à Charleroi, plusieurs ont été victimes de saisies de l’Agence fédérale pour la sécurité alimentaire (Afsca). «Il est interdit d’avoir des denrées ou compléments alimentaires à base de plants de cannabis», affirme le porte-parole Jean-Sébastien Walhin, prenant l’exemple du space cake. Résultat, maintenant à Namur, Stéphane Gradys, qui se fournit auprès de producteurs suisses autorisés, vend son cannabis non plus comme « complément alimentaire », mais comme « pot-pourri ». « C’est une histoire de gros sous », dénonce-t-il. « Le secteur pharmaceutique leur met la pression, ils veulent être les seuls sur le marché. Le Sativex coûte 400 % plus cher que ma marchandise. »

La peur

Certains patients se procurent aussi directement aux Pays-Bas, où tout est déjà réglementé et les prescriptions belges acceptées. L’association MedCan a informé 950 patients à ce sujet et sensibilisé 550 médecins, selon son président Pieter Geens, lui-même consommateur depuis un grave accident. À La Haye, Arwin Ramcharan, un des trois pharmaciens néerlandais produisant de l’huile de cannabis, sert deux Belges par semaine sur 300 clients. « Nous n’avons pas peur de travailler avec ça, c’est un produit très sûr », rassure-t-il. Il extrait l’huile de plantes cultivées par l’entreprise Bendocan, supervisée par le Bureau néerlandais pour le cannabis médical, lui-même sous tutelle du ministère de la Santé. Germée en 2000, l’idée était d’offrir « une alternative saine et fiable » aux patients, explique Tamara Macquine au BCM : un dosage toujours identique sans pesticides, métaux lourds ou bactéries. De 450 en 2006, les consommateurs sont passés à 1 800 en 2016.
Décomplexés, nos voisins bataves ont donc choisi d’offrir en toutes circonstances à leurs citoyens un cannabis fiable et légal, loin des réseaux criminels et mafieux. Et si elle opte pour un produit médicinal sûr, la Belgique préfère la prévention et la répression de l’usage récréatif d’une herbe devenue trois fois plus chargée en substances psychotropes. Par peur des dangers d’assuétude et de la banalisation. Selon des chiffres de 2013, un jeune Belge (15-34 ans) sur dix a consommé du cannabis sur l’année écoulée. Et 15 % des adultes (15-64 ans) en ont consommé toute leur vie. Contre 15,7 % des jeunes et un quart des adultes aux Pays-Bas en 2016.