Après un décryptage bluffant de l’univers Lagaffien auquel il s’est livré avant tout le monde dans Gaston Lagaffe philosophe (Couleur livres, 2013), le philosophe belge Pierre Ansay récidive sur la même voie, mais avec un tout autre genre de héros de BD. Lucky Luke, l’homme qui tire plus vite que son ombre, le cowboy solitaire, justicier privé incorruptible qui, flanqué de son inséparable cheval Jolly Jumper – car il y a plus d’idées dans deux têtes que dans une, comme dirait le major Compote – redresse les torts, met les méchants (et bêtes) en prison, confond les tricheurs, rétablit la liberté et sème la convivialité partout où il passe… Bref, un héros de BD comme on en faisait à la pelle dans les années 1950 et suivantes. Humoristique, volontiers caricaturale, cette série mythique entre toutes a profondément marqué la production dite franco-belge. Il est vrai que Morris et Gosciny, à qui allaient succéder des continuateurs talentueux, étaient bourrés de talents et deviendront à juste titre deux monstres sacrés de la BD mondiale. Mais en quoi la figure de Lucky Luke peut-elle aujourd’hui encore nous aider à voir plus clair en nous et autour de nous ? C’est que les aventures du cowboy à la chemise jaune (complétée d’un gilet noir et d’un foulard rouge, discrète allusion à sa « belgitude » originelle ?), décrivent, nous explique Pierre Ansay, un entrelacs de chemins de vie fort concrets où d’intenses dilemmes se posent à chaque instant. En fait, Lucky Luke montre comment solutionner les drames et produire de la justice. Sorte de cousin germain d’Antigone, il « fabrique » de l’équité avant toute autre loi. Avec ce nouvel opus qui se lit d’une traite, Pierre Ansay procède de la même façon que pour plusieurs de ses autres traités récents. Il n’hésite pas à établir des liens (des « plateaux ») et à montrer les connexions souterraines qui unissent différentes occurrences de la vie. Il nous convainc – si c’était nécessaire – qu’il n’est nullement obligatoire de se saouler de grandes théories pour comprendre comment tout un système de valeurs sous-tend profondément cette œuvre particulièrement populair,e qui a réussi à captiver l’attention désirante des enfants tout en passionnant les adultes. Ansay ne joue pas ici au critique de BD. Philosophe il est, philosophe il reste. Mais il démontre une fois encore qu’il maîtrise cette capacité rare de pouvoir franchir les frontières et de nous ouvrir les yeux.
Des idées et des mots