Espace de libertés | Novembre 2018 (n° 473)

Libres ensemble

Par la musique, l’écriture, le cinéma ou un médium hybride, transmettre la parole des détenus de l’intérieur vers l’extérieur reste tributaire de la lourdeur du dispositif carcéral. Avec la persévérance des acteurs investis, certains projets sortent néanmoins des murs.


Une fin d’après-midi estivale à Saint-Gilles, sur la place Marie Janson rebaptisée Marie Moskou dans le cadre du Contrat de quartier durable « Parvis-Morichar ». Dans le but de tisser du lien entre les habitant.e.s et d’offrir un espace de libre expression dans le quartier, « Radio Moskou », une émission participative, est enregistrée en plein air chaque mardi. Ce 26 juin, l’émission est dédiée à Murmuziek, projet d’ateliers musiques et créations sonores au sein de la prison de Forest développé à l’initiative du Service laïque d’aide aux justiciables (SLAJ) et mis en place par le centre culturel Jacques Franck. « L’idée était d’offrir un espace de liberté propice à la création pour les détenus », explique Barbara Decloux, chargée de la médiation et de la coordination socioculturelle. « Ce type d’espace manque dans le milieu carcéral. » Parmi les participants, Neveu et Samir sont venus présenter leur projet musical à « Radio Moskou ». Neveu vient de sortir de prison, Samir retrouvera la liberté quatre jours après l’enregistrement de l’émission. De janvier à juin 2018, la prison de Forest a accueilli quinze ateliers axés sur l’écriture, l’improvisation, le slam, le rap, le human beatbox et le chant. Le tout encadré par trois artistes protéiformes, Brune Campos, performeuse en chant et en danse, Carl Roosens et Damien Magnette, notamment musiciens au sein du groupe Facteur Cheval.

Des chansons pour s’évader

Les détenus ont créé quatre morceaux de façon collaborative, leur participation variant au gré des rendez-vous, formations, transferts et libérations, en tenant compte des contraintes du milieu carcéral. Damien Magnette s’est particulièrement chargé de l’aspect technique de l’opération (partie sonore, instruments, mixage, arrangement musical…) : « Quand nous sommes arrivés à l’atelier, nous sommes tombés sur des personnes avec une véritable pratique musicale. Ce fut une vraie rencontre artistique ! J’ai même découvert l’univers du hip-hop. La musique m’a toujours sauvé, elle a un effet thérapeutique et je pense que c’est comme cela pour beaucoup de gens. Humainement, cette expérience a été très forte également. »

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À la prison de Forest : un micro, un ordi et… quatre chansons enregistrées. © Brune Campos

Les détenus ont travaillé à partir de thématiques, dans un but de libération de la parole. Neveu est très enthousiaste : « Je suis musicien et ce projet m’a permis de m’évader. De plus, en tant qu’artiste, passer à la radio fait toujours plaisir. Au départ, l’idée était de faire de la musique avec un certain type d’instruments et des thèmes proposés, qui ne m’attiraient pas. Puis cela m’a plu. On devait par exemple incarner une campagne présidentielle. Pour se mettre dans la peau d’un futur président, on a créé une fiction à partir de textes freestyle. Un autre morceau, Le Fléau, porte sur l’écologie. Je me suis mis dans la peau d’un ouragan : c’est quelque chose de très puissant, un homme ne peut lutter contre cela. Même si les ouragans, les catastrophes naturelles… sont prévisibles car liés à la pollution engendrée par chacun de nous. Un fléau nous permet d’exprimer une forme de violence. » Fraîchement libéré, Neveu pense aujourd’hui à s’organiser pour tout concilier : les concerts et la vie de famille, car il a deux jumelles de quelques mois. « Bien sûr, on aimerait partager le projet, que ça tourne, et également montrer que le rap n’est pas violent, qu’il nous sert à exprimer ce que l’on pense, à parler de la drogue, du sexe, de la perte d’un proche… mais aussi à réconforter, consoler les gens et nous-mêmes. »

Samir embraie : « Ça nous a fait plaisir de connaître ça en prison, on espère que ce type d’initiatives va se répandre, ça fera des heureux. Pour écouter du son en milieu carcéral, il faut zigzaguer car on n’y a pas droit. Normalement, l’accès aux clés USB est bloqué mais exceptionnellement, on a pu s’amuser en créant du son en cellule, via la télé. L’atelier a aussi créé du lien entre les prisonniers, on rappait ensemble, à 10-15 au début puis à 6-7. Certains ont quitté le groupe car ils n’osaient pas chanter devant tout le monde, d’autres ont été libérés entre-temps… »

A projection in a cell shows a depiction of a prisoner attempting an escape from Victoria Prison, a former colonial prison and police station colloquially known as Tai Kwun, or "big station", on its opening day to the public in Hong Kong on May 29, 2018. - The multi-million renovation project saw the overhaul of the complex built by the British between the mid-19th and 20th centuries which housed the city's first jail -- Victoria Prison -- as well as its central police station and court buildings. (Photo by Anthony WALLACE / AFP)

La parole – et l’écoute – pour sortir du quotidien carcéral. © Anthony Wallace/AFP

Développer ce type d’initiatives en Belgique – et ailleurs – relève encore le plus souvent d’un parcours ardu pour les associations qui les promeuvent. Comme le souligne Marie-Claude Borré, psychiatre au SLAJ et coordinatrice temporaire, « nous avons joué un rôle de l’ombre afin de rendre les choses possibles. Le projet a évolué très progressivement car en milieu carcéral tout est soumis à une autorisation hiérarchique, même le moindre chiffon ou gobelet. De plus, les tensions sont fréquentes entre la direction et les agents, en particulier à cause du manque d’effectifs et de la surcharge de travail, ainsi que des conditions de sécurité. »

Tournage créateur de liens

Autre lieu, autre projet : l’ASBL Culture & Démocratie axe notamment son approche sur la thématique « art et prison ». L’artiste et réalisatrice bruxelloise Valérie Vanhoutvinck propose des ateliers d’écriture et des « labos artistico-poétiques » en détention. À l’issue de l’un de ces labos développés à la prison de Mons autour des notions de « corps, gestes et quotidiens », elle a conçu le documentaire Ongles rouges. Le synopsis repose sur « le trajet singulier que font ensemble sept femmes », raconte la réalisatrice qui s’est mêlée à six détenues : « L’une est dehors, les autres sont dedans. L’une face à la mer, les autres en situation d’enfermement. Au fil des ans, de leurs lettres, de leurs rencontres, il est question de gestes quotidiens, de mémoire, de corps intime et de corps social. Ensemble, elles évoquent leurs actions journalières, leurs rituels, leurs liens, leur état de femme, de fille, de mère et les marques du temps sur leurs peaux. Au fil du film se tisse un langage commun, une chorégraphie sensible et l’espace d’une vie à venir. »

En raison de la durée des procédures administratives, le tournage a eu lieu sur 4 périodes étalées sur 4 ans. Un temps long qui a apporté bien des choses au film, entre autres, l’opportunité de filmer deux des héroïnes, Léocadie et Loredana, une fois libérées. Ces interstices ont par ailleurs favorisé les correspondances écrites qui alimentent la narration. « Ce sont des éléments majeurs du quotidien de la prison. Écrire des lettres, en attendre, les lire… Le courrier transporte de “l’extérieur” vers “l’intérieur”. La voix off du film est d’ailleurs tirée de nos correspondances. C’était une façon de maintenir le lien de façon vivante et intime. On a tout fait par écrit, les échanges, la préparation, car on n’a jamais eu de temps de répétition ou de rencontre préparatoire hormis les ateliers de percussions. »

La place de l’art en prison

Avec l’activiste Bibiana Vila Giménez, Valérie Vanhoutvinck a également co-développé Collect Call, un projet dont le but consiste à questionner la place de l’art et de l’accès à la culture en milieu carcéral, pour faire « parler, dire, écrire » les « humains » qui gravitent dans la prison et « récolter une massive matière brute ». Comme son nom l’indique, Collect Call repose sur divers dispositifs de collecte de témoignages – auprès des personnes incarcérées, mais aussi de la direction, des agents pénitentiaires, etc.  – qui ont permis de réunir des informations sonores, écrites et visuelles sur un site web. Le but étant de partager les points de vue et expériences et, par là, œuvrer à intégrer davantage les ateliers artistiques en milieu fermé. À la question « Que pensez-vous de l’idée de venir collecter auprès des personnes détenues et des directeurs/trices leurs avis et expériences sur ces questions ? », Sophie Dutilleux, conseillère laïque à la prison de Lantin, répond : « L’avis des détenus est bien entendu primordial vu qu’ils sont les bénéficiaires/consommateurs/acteurs… de toute activité artistique ou culturelle en prison. » Et Marie-Jo de la prison de Leuze le résume bien : « Je pense que leur avis est primordial, sans la direction et sans les détenus rien ne peut se faire. » Parole de détenue.