Espace de libertés | Novembre 2018 (n° 473)

Quand la BD traite du fait religieux, c’est généralement avec distance et humour. Certains éditeurs spécialisés ont néanmoins trouvé dans le 9e Art une belle fenêtre d’évangélisation. Entre sacrilège et dévotion, comment la bande dessinée nous parle-t-elle aujourd’hui de religion ?


Née dans des milieux d’influence catholique, la bande dessinée franco-belge a véhiculé, à ses débuts, des valeurs conformes à l’Évangile. D’ailleurs, le prix européen Gabriel récompense chaque année un album de bande dessinée pour son « message chrétien ». Cette année, c’est Jésus en BD écrit par Bénédicte Jeancourt-Galignani et dessiné par Li-An, qui est l’heureux élu. La scénariste rencontrée à la Fête de la BD en septembre à Bruxelles, nous a confié avoir voulu vraiment partager sa foi et « proposer un évangile à la portée des enfants », explique celle qui est aussi rédactrice en chef des revues Filotéo et Pomme d’Api Soleil, publications d’éveil religieux dont l’éditeur français Bayard Presse s’est fait spécialiste.

Une BD chrétienne, engagée et prosélyte, existe ainsi dans nos pays qui ont vu naître le 9e Art. Le fondateur du prix Gabriel, le frère jésuite Roland Francard1, directeur du Centre religieux d’information et d’analyse de la bande dessinée, parle clairement d’ »évangélisation » par la bande dessinée. Une expression reprise aussi par les organisateurs du prix de la BD chrétienne remis en marge du festival d’Angoulême, le Cannes de la BD.

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L’essor de la BD documentaire depuis les années 1990 n’élude en rien les domaines philosophiques et théologiques. La Petite Bédéthèque des savoirs au Lombard s’est enrichie récemment du volume Naissance de la Bible, où le bibliste suisse renommé Thomas Römer déploie ses talents de vulgarisateur en revenant sur le contexte historique du livre saint. Une conférence sur papier que la dessinatrice Léonie Bischoff emmène de son dessin coloré et métaphorique. La BD instruit sur l’objet historique plus que théologique.

Des racines chrétiennes

Les liens entre religion chrétienne et 9e Art ne sont pas neufs. Les pères de la bande dessinée franco-belge baignaient dans une sphère catholique évidente. Que ce soit Hergé dans Tintin ou Jijé dans Don Bosco, ils ont tous démontré une influence romaine dans certaines de leurs productions. À l’époque, des années 1920 à 1950, les éditeurs – Dupuis et son Journal de Spirou, Casterman et plus tard le Journal de Tintin du Lombard – ne pouvaient concevoir la presse jeunesse autrement qu’avec un but éducatif. Il fallait montrer aux jeunes lecteurs des exemples de héros honnêtes, loyaux, solidaires et généreux, des valeurs portées par l’évangile. Dans la Belgique de l’entre-deux-guerres, l’Église reste un pilier majeur du système d’enseignement. « Il est clair que la société belge de l’époque est dominée par les milieux catholiques, d’une laïcité plus discrète qu’en France », atteste Philippe Delisle2, professeur d’histoire contemporaine à l’Université Jean Moulin de Lyon. Il parle d’un « catholicisme de conquête » nationaliste et aimant vanter les bienfaits du colonialisme belge, mais nuance toutefois le concept d’évangélisation.

Les temps ont changé, la BD aussi

Philippe Delisle note la naissance au tournant des années 1960-1970 d’une nouvelle génération, parisienne, dotée d’un « certain esprit français » avec ce rapport plus distancié à l’éducation religieuse. « On voit apparaître une BD plus critique qui attaque l’institution, la religion et la foi », notamment dans la revue Fluide Glacial, créée par Marcel Gotlib et dans les pages de laquelle naîtront Sœur Marie-Thérèse des Batignolles de Maëster. La BD assume son potentiel satirique adressé à un public plus adulte. « Ce qui a changé, c’est que le souci éducatif s’éclipse, on assume une BD de distraction. » Parallèlement, dans la BD plus classique, le ton se fait moins paternaliste, notamment par rapport aux autres religions et aux populations non européennes. Les choix éditoriaux découlent aussi d’une propre remise en question au sein de l’Église qui se réforme avec Vatican II et accuse une baisse de fréquentation des lieux de culte. Il faut aller chercher le public ailleurs.

Éclatement

Cette évolution va aboutir au paysage on ne peut plus riche et éclaté de la bande dessinée d’aujourd’hui. La production annuelle francophone dépasse les 5 000. Des éditeurs, catholiques et protestants, comptent de la BD dans leur catalogue (Bayard, Coccinelle…). Ces publications constituent une niche où les « bonnes ventes » ne dépassent pas les quelques milliers d’exemplaires.

Les éditeurs traditionnels n’évitent pas le sujet religieux pour autant. Quand Jean Dufaux (Murena, Djinn), écrit Vincent, biographie de saint Vincent de Paul dessinée par Martin Jamar, il avoue accomplir un acte de foi, que Dargaud accueille dans son catalogue.

Iconoclasme et humour

Elle peut choquer aussi. La parution de La Vie de Mahomet en 2013, biographie caustique du prophète, par Charb, trublion de Charlie Hebdo décédé dans l’attentat du 7 janvier 2015 s’inscrivait dans la lignée d’un dessin de presse allègrement blasphémateur. La BD n’a pas fait rire dans certains milieux musulmans, bien qu’elle soit documentée. Aux yeux de ses détracteurs, elle transgresse notamment la sacro-sainte interdiction de la représentation des prophètes. Une règle qui explique la relative absence d’une BD musulmane.

Le fait religieux est toutefois souvent évoqué dans une veine plus autobiographique et intimiste. Non sans humour et dimension philosophique, à l’instar de Riad Sattouf dans L’Arabe du futur ou de Joann Sfarr dans Le Chat du rabbin. Comme tous les arts, « la bande dessinée est le miroir de notre société dans son ensemble », conclut Philippe Delisle. Si elle a suivi la sécularisation de la société, la BD reflète aussi, à côté d’un athéisme affirmé, l’exercice d’une foi plus critique et plus individualiste, s’ouvrant aussi à d’autres philosophies, et laissant le catéchisme aux éditeurs spécialisés.

1 Roland Francard, La BD chrétienne, Paris, Karthala, 2018.
2 Philippe Delisle, Petite Histoire politique de la BD belge de langue française. Années 1920-1960, Paris, Karthala, 2016. Sous sa direction est paru l’ouvrage collectif Bandes dessinées et religions. Des cases et des dieux, chez le même éditeur.