Au pays de la prohibition, un des premiers États à légaliser l’usage de cannabis récréatif fut le Colorado en 2014. Quelques années plus tard, un premier bilan s’impose et il est en demi-teinte. Sauf financièrement…
Le Colorado compte plus de 500 points de vente légaux de marijuana, soit deux fois plus que de McDonald’s. L’État des cow-boys et des Indiens a opté pour la légalisation du cannabis récréatif via un amendement voté en 2012 et entré en vigueur en janvier 2014, suivi par 7 autres depuis lors. Une légalisation à des fins médicales est également en vigueur dans 22 États américains. Objectif ? Lutter contre le marché noir et protéger les mineurs, selon le modèle du marché de l’alcool, soit une vente libre sous couvert de règles strictes. Mais aussi favoriser la paix sociale, selon l’argument que la guerre à la drogue ciblait prioritairement les minorités raciales. Tant l’usage que l’achat de cannabis récréatif ne sont ainsi accessibles qu’à partir de 21 ans, pour une quantité limitée (28,4 grammes) et un usage privé. La consommation est interdite dans les lieux publics, de même que dans les locaux de vente. Par ailleurs, un système de traçage, « de la graine au consommateur », a été imaginé dans le but d’enrayer le marché noir.
Mineurs, moins consommateurs
Concernant le deuxième objectif, les résultats sont plutôt probants, avec une baisse de consommation effective chez les mineurs. Même si l’on note, malgré tout, un report de la consommation d’alcool vers le cannabis depuis sa légalisation. Il faut dire que la diversité de l’offre s’est débridée depuis 2014, avec des produits consommables sous forme alimentaire (biscuits, bonbons, soupes, sirops…), dans le domaine cosmétique (sous forme de crèmes et d’huiles), voire en homéopathie, avec un dosage en principes actifs variable. Une belle approche marketing qui surfe sur la possibilité de création d’un nouveau marché pour séduire les néophytes par des produits d’appel ludiques et par une diversification des modalités de consommation. Même si l’on ne peut induire une corrélation directe entre ces éléments, l’on a aussi remarqué que la perception de nocivité du cannabis est en recul, ce qui fait l’objet d’une vigilance de la part des autorités, puisque la maturation cérébrale est toujours en cours chez les adolescents. On observe parallèlement une véritable envolée chez les majeurs, plus spécifiquement au-delà de 25 ans1. Les consommateurs aguerris sont également séduits par des produits fortement dosés tels que l’inhalation d’huile, à la manière de l’opium (appelé le dabbing), qui induisent de nouvelles formes de risques et d’addictions.
Capitalisme vert
Au Colorado, on estime que cette légalisation aurait généré quelque 18 000 emplois, mais aussi de plantureux bénéfices pour l’État, de l’ordre de 50 millions de dollars la première année, dont 30 millions issus des lourdes taxes (les ventes sont imposées à hauteur de 30 %) et 250 millions de dollars les années suivantes. Une partie de ces taxes ayant d’ailleurs été reversée aux contribuables, selon la législation en vigueur dans cet état, qui prévoit le plafonnement de l’impôt. Tout compte fait, le chiffre d’affaires du cannabis en 2016 (récréatif et médical) aurait dépassé un milliard de dollars et 6,7 milliards de dollars plus globalement aux États-Unis. Un résultat qui surpasse celui du montant des taxes recueillies sur l’alcool. Selon les projections du cabinet d’études ArcView Market Research & New Frontier, le secteur du cannabis pourrait même atteindre les 20 milliards de dollars d’ici 2020 et générer 280 000 emplois2. Le pot, c’est rentable ! Autre « effet collatéral » dont personne ne se plaint sur place : l’augmentation du tourisme autour des boutiques spécialisées. Certains sites web proposant même des « week-ends cannabis » au cœur de cet État jusqu’alors plutôt réputé pour la beauté de ses espaces naturels et de ses grands parcs.
Le premier bilan est clair : la légalisation du cannabis a un véritable impact sur l’économie régionale. Ce serait même l’industrie au sein de laquelle la croissance la plus importante a été enregistrée ces dernières années. De là à parler de « capitalisme vert »… Ces résultats qui peuvent sembler faramineux sont néanmoins à relativiser, puisque le chiffre d’affaires de l’industrie du cannabis ne représente finalement que 0,44 % du PIB du Colorado, avec une certaine saturation du marché qui semble s’être installée au fil des ans. On craint dès lors que les industriels multiplient encore davantage les produits d’appel pour appâter le chaland. Avec le risque que cela comporte pour l’objectif initial de santé publique. Certains produits comestibles ayant déjà entraîné des intoxications et le recours aux urgences hospitalières.
Par ailleurs, les oubliés de cet essor économique vert demeurent les populations précarisées, notamment les communautés afros-américaines qui sont sous-représentées dans l’économie légale du cannabis, tant du côté des producteurs que des détaillants. Cela serait dû aux habitudes culturelles d’approvisionnement, qui restent principalement dans la rue, plutôt que via les réseaux de sociabilité dont seraient plus friandes les personnes de type caucasien. En résumé, si l’on note moins d’arrestations liées au cannabis, la légalisation n’a pas mis fin aux disparités raciales et sociales, puisque ce sont surtout les usagers les plus aisés qui bénéficient de cette nouvelle législation.
Un marché noir très en forme
L’effet escompté n’est pas tout à fait atteint non plus concernant l’endiguement du marché noir. Celui-ci n’aurait jamais eu autant le vent en poupe que depuis la légalisation de 2014. Quelques petits malins ont saisi l’occasion pour cultiver leur petite plantation en vue de l’exporter dans les États voisins prohibitionnistes, voire à l’étranger, via des cartels cubains ou mexicains. Un dealer pouvant toujours gagner près de 500 $ grâce à ce petit trafic. Les ventes sous le manteau, d’une herbe de qualité moindre, au sein même du Colorado, n’ont pas non plus disparu, car le prix de la marijuana légale est plus élevé, puisque fortement taxé. Rapprocher les prix de ventes légales de ceux du marché noir constitue une piste explorée par les autorités – et qui semble porter ses premiers fruits. Mais d’autres conséquences malheureuses apparaissent aussi par ricochet, comme le déplacement des filières criminelles vers d’autres types de drogues, par exemple l’héroïne et les opiacés. On appelle cela l’« effet ballon ». Et celui-ci semble avoir été prévu bien en amont par les cartels criminels qui importent de l’héroïne du Mexique, avec un triplement de sa consommation. Le nombre de consommateurs étant passé de 150 000 à 450 000 personnes entre 2007 et 2016. Last but not least, on observe aussi un report de la criminalité vers les vols de véhicules et une hausse importante des homicides, fomentés par des groupes criminels, mais aussi par des consommateurs dépendants, plus particulièrement de l’héroïne, qui cherchent des sources de financements via des moyens illégaux.
Un cadre plus clair
Paradoxalement, d’après le rapport annuel 2017 de l’État du Colorado, si le marché de cannabis récréatif enregistre bien un boom (+ 22 % de demandes de licences), on ne note pas la même effervescence du côté de l’industrie du cannabis médical (+ 7 % de demandes de licences). Mais l’objectif de contrôle de l’État sur cette production semble néanmoins atteint, notamment avec l’application de taxes dans ce secteur industriel (via l’agence de régulation qui distribue les licences et contrôle les entreprises), qui fonctionnait jusqu’alors en dehors de son autorité. Le Colorado avait dès les années 2000 autorisé la culture et la possession de cannabis à des fins médicales, sur recommandation du médecin. Mais l’élargissement des indications thérapeutiques devenait tel qu’il était aisé de se procurer sa dose via un dispensaire ou en ligne sur Internet. La nouvelle législation met un cadre autour de ces pratiques et crée une articulation entre les deux secteurs commerciaux – médical et récréatif. Les lieux de vente opèrent par exemple une séparation physique pour identifier ces deux marchés, d’autant que la consommation de cannabis thérapeutique est autorisée pour les mineurs qui possèdent la carte afférente, mais pas le récréatif.
L’exemple du Colorado est intéressant et sert en quelque sorte de laboratoire in vivo. Il brise le paradigme anti-prohibitionniste qui prédomine encore aux États-Unis et ailleurs dans le monde. Mais ne nous y trompons pas, il s’agit aussi d’une approche fortement consumériste, avec un modèle ouvertement orienté vers la recherche de profit et les retombées économiques. Sur ce point, le pari semble gagné pour l’instant.
1 Ivana Obradovic et Michel Gandilhon, « La légalisation du cannabis aux États-Unis. Les exemples du Colorado et de l’État de Washington », note de l’Ifri, dans Potomac Paper 33, février 2018.
2 « Une analyse comparée des expériences de régulation du cannabis. Une étude de l’INHESJ en partenariat avec l’OFDT pour le compte du CSFRS », Canna Lex, rapport final synthétique, octobre 2017.