Des retombées du changement climatique à l’affaiblissement des prérogatives de l’État et des systèmes démocratiques, le constat, inquiétant, invite à remplacer nos lunettes. Le but : que l’humanité reparte sur d’autres voies. Dominique Bourg, philosophe et professeur honoraire à l’Université de Lausanne, nous y pousse avec force.
Dans votre dernier ouvrage, Le Marché contre l’humanité, vous analysez l’état de nos démocraties : sont-elles véritablement en danger, ou à ce stade, vous contentez-vous de tirer la sonnette d’alarme ?
Nos démocraties sont en danger pour de nombreuses raisons. D’une part, on constate un grignotage du pouvoir des États par le système économique, avec des élites politiques qui sont en fait des commerciaux, et qui sont là pour vendre les bijoux de la Reine. Tous les États ont fini par progressivement abandonner leur pouvoir. Et un État qui est privé de service public, c’est un État qui se prive d’une base économique et de ses moyens d’intervention. Un exemple assez flagrant, c’est celui de la Grèce qui, lors des incendies de l’été 2018, a dû faire appel à des canadairs à l’étranger. Les services météo ayant été supprimés, cela a posé un problème aux pilotes qui ne savaient pas dans quel sens venait le vent, et par conséquent, comment larguer l’eau. Des personnes sont ainsi mortes asphyxiées. Nous sommes face à un vrai danger parce que les États n’ont plus de pouvoir de régulation. Concrètement, le marché globalisé leur interdit d’agir sur la production de richesses chez eux, donc ils ne peuvent pas rééquilibrer les inégalités de revenus et on voit les choses exploser. Une démocratie avec un État qui n’a plus la main, aboutit à une démocratie qui fait élire des gens cinglés et de plus en plus extrémistes. Ceux qui respectent les droits, qui ont encore quelques valeurs, devraient particulièrement s’inquiéter.
Quels sont les points qui vous semblent les plus inquiétants ?
À l’arrière-plan de tout ça, vous avez deux choses. Pour commencer, la donne environnementale qui est vraiment très méchante. Selon le nouveau modèle de l’Institut Pierre-Simon Laplace, on aura atteint les deux degrés supplémentaires en 2040. Et deux degrés, c’est ce qui nous fait sortir du tunnel des variations de températures qui prévaut depuis le début du Quaternaire. En d’autres termes, on va sortir de l’ère d’adaptation de toutes les espèces qui vivent sur Terre, de façon progressive, avec un risque d’effondrement du vivant. Ensuite, vous avez en arrière-plan une menace de crise économique, avec 80 % de la richesse qui est purement spéculative. Parmi les milliards qui ont été injectés dans les banques, seuls 20 % sont allés dans l’économie réelle, le reste a nourri cette bulle spéculative. La financiarisation du monde est une catastrophe. Elle met tout le monde dans un état de vulnérabilité extrême et détruit toutes les institutions.
Dans ce contexte, quelle place y-a-t-il pour le progrès aujourd’hui ? Doit-on le craindre ? La décroissance est-elle la seule solution pour résoudre le problème du changement climatique ?
Être décroissant par rapport aux flux de matière et aux flux d’énergie, de toute façon on n’a pas le choix. On va droit dans le mur, c’est tout ! La croissance actuelle, ce ne sont plus les infrastructures, ce sont tous ces petits objets inutiles qui sont jetés très rapidement. En réalité, ça n’a d’intérêt que commercialement, sans lien aucun avec l’augmentation du bien-être. Au moment des Trente Glorieuses, les appartements plus spacieux et l’électroménager de base ont franchement contribué à une amélioration du bien-être. Ce n’est plus le cas aujourd’hui. Il n’y a aucune connexion entre l’augmentation du PIB et le bien-être. Il faudrait opter pour de nouveaux indicateurs. Parce que le PIB, ça détruit l’emploi, déstructure la société, ça rend plutôt les gens malheureux et ça surproduit des inégalités. Alors, je ne vois pas pourquoi on continuerait dans cette voie-là.
Vous avez récemment affirmé sur France 5 que lutter contre le changement climatique, c’est lutter pour la paix. Qu’avez-vous voulu dire ?
Il ne faut pas voir le changement climatique de manière isolée, mais en interaction avec l’effondrement du vivant, avec la pénurie sans doute à venir de beaucoup de ressources. Il faut faire face collectivement pour trouver une solution au problème, car si on opte pour le chacun pour soi, on arrive très facilement à la guerre. Dans le rapport sur le carbone de cet été, l’équipe mandatée par le GIEC a comparé les scénarios d’émissions et leurs effets climatiques, aux scénarios sociaux. On a celui de la collaboration internationale, de droits humains à la Greta, puis celui à la Trump, fondé sur le repli, l’égoïsme, la violence, la fin des droits humains, etc. Et en fait, le même scénario climatique voit ses résultats destructeurs amplifiés avec le scénario à la Trump, alors qu’au contraire, un scénario collaboratif réduit les dégâts. Finalement, c’est un petit peu l’intérêt de la collapsologie : pas spécialement de faire peur, mais de prévoir comment s’adapter et de faire comprendre aux gens que la société que l’on a construite est vulnérable.
Est-ce « crétin » de taxer Greta Thunberg et d’autres militants écologiques de catastrophistes ?
C’est ridicule, c’est simplement des paroles d’ignares. Je crois d’ailleurs que plus la difficulté devient évidente, plus le déni se renforce. C’est une espèce de mécanisme psychologique. Le verrou cédera peut-être quand les gens prendront connaissance du changement avec leurs sens. Depuis les vagues de chaleur extraordinaires dans l’hémisphère Nord, alors qu’autrefois les canicules étaient très circonscrites, tout comme les inondations, on en parle davantage.
Est-ce que l’on connaît assez bien la technicité du problème ?
Non. Chaque fois que je discute de cela, ceux qui sont proches du pouvoir, qui ont des responsabilités, me donnent l’impression qu’ils ne sont pas bons sur le plan scientifique. Ils ne connaissent pas ces paramètres-là. Ils ne s’en occupent plus. Comme si les gens qui devenaient des politiciens professionnels s’éloignaient de la connaissance.
Certains craignent ce qu’ils appellent l’« écofascisme », autrement dit l’arrivée d’un autoritarisme vert. Que leur répondez-vous ?
Je n’y crois pas du tout ! Car le profil d’un dictateur n’a jamais été de se préoccuper des biens communs et de la charité universelle. Donc, attendre de quelqu’un comme ça qu’il agisse pour l’environnement, ce n’est pas très raisonnable. C’est d’une naïveté extrême et c’est le jugement de gens très mal informés. Quand ils seront dans la mouise, ils vont se plaindre de ne pas avoir été informés. C’est très superficiel. Ils ne se sont jamais donné la peine de sortir de leur trou et de voir autre chose qu’une série Netflix, alors effectivement, on peut imaginer qu’on les ennuie. En fait, ce sont des gens qui idéologisent le problème, ils ne visualisent pas la base matérielle qui est derrière.
Mais la question ultime qui se pose, c’est de quelle manière accélérer le changement nécessaire, notamment face à des hommes de pouvoir comme Trump ou Bolsonaro qui dirigent de grands pays où leurs actions anti-climat ont des répercussions mondiales ?
Commençons par la forêt amazonienne. Techniquement, il faut savoir que les forêts dominantes vont de l’Atlantique à la cordillère des Andes. Cette continuité de la forêt rythme les cycles pluvieux, et si vous cassez cette continuité – et c’est déjà bien parti –, le mécanisme ne fonctionne plus. Ensuite, il y a un seuil à partir duquel la forêt s’assèche, disparaît et c’est la savane qui la remplace. Ce qui aboutit à un relargage de CO2 et de méthane, gigantesque. C’est le cauchemar des scientifiques du climat et l’une des causes du basculement vers une planète étuve. C’est extrêmement dangereux, et cela bouleverse toute l’hydrologie mondiale. Donc il est évident que les bêtises de ce fou de Bolsonaro peuvent avoir une incidence sur le monde entier, sans parler du massacre des Amérindiens. Quant à Trump, il est en train de pourrir tout l’Occident de façon très claire. Mais c’est le pays lui-même qui est malade, et le soutien apporté par l’ensemble des Républicains, en sachant qui il était, est symptomatique de la maladie morale de ce pays. De ce fait, le camp occidental a implosé à cause de lui. Les États-Unis s’effondrent tout simplement, c’est une sorte de cassure par rapport à son histoire et à ses traditions démocratiques.
Vous prônez l’écologisation de nos sociétés, est-ce compatible avec les valeurs humanistes ?
C’est tout à fait compatible avec les valeurs humanistes et je dirais même avec le meilleur des droits humains. C’est un Parlement informé sous pression citoyenne qui devrait légiférer sur ces questions-là, dans un monde normal. Les droits humains, il faut y tenir comme à la prunelle de nos yeux. Mais il faut simplement s’adapter en fonction des changements actuels, changer d’orientation en quelque sorte : ce qui nous rend humains, c’est plus d’accumulation de flux de bien-être, de retrouver l’harmonie avec la nature, d’être généreux avec les autres, c’est une société plus solidaire, plus intelligente et plus culturelle. Nous entrons dans une période où l’on va devoir rebattre les cartes, d’une manière aussi importante que ce fut le cas à l’époque néolithique.