Espace de libertés | Janvier 2020 (n° 485)

Le miroir de ce qui cloche. Rencontre avec Gérard Biard


Dossier

Rédacteur en chef de « Charlie Hebdo », Gérard Biard dresse le bilan de l’après-Charlie, cinq ans après l’événement dramatique qui a décimé la rédaction et ses amis. Alors que le journal satirique souffle ses 50 bougies, côté liberté d’expression, de la presse, droit au blasphème et juste place de la laïcité, le bilan ne fait pas vraiment sourire. Mais la défense de ces valeurs sert de moteur pour nous empêcher de mettre la tête dans le sable.


En novembre dernier, l’équipe complète de Charlie Hebdo a pu se présenter au complet, face au public, à Strasbourg, mais avec des mesures de sécurité écrasantes. Qu’est-ce que cela évoque pour vous ?

C’était la première fois que nous ressortions tous ensemble, et l’accueil a été très touchant, avec des gens qui étaient heureux d’être là. Ce qui signifie aussi que les thèmes évoqués – la liberté d’expression et la façon de faire un journal d’opinion aujourd’hui avec cette espèce de chape de plomb qui pèse sur les débats – les intéressaient également. Je n’aime pas l’expression de « politiquement correct », mais on observe actuellement une forme de censure, qui ne cherche pas à passer par la loi, mais plutôt par une sorte de diktat « populaire » visant à empêcher la tenue de certains débats dans les universités, la représentation de certaines pièces… Bref, une sorte de révisionnisme de société, notamment autour des questions artistiques. C’est un climat très désagréable et qui nous inquiète. C’est une pensée essentiellement anglo-saxonne, une pensée communautariste, qui ne voit pas le monde comme un tout universel, mais comme un agrégat de communautés et d’individus, qui ont des droits qui prévalent sur les droits collectifs.

Dans un tel contexte, avez-vous encore l’impression de vivre en démocratie ?

Nous vivons sous des gouvernements démocratiques, qui parfois ont des « oublis » autoritaires. Par contre, il y a surtout une tendance antidémocratique qui n’est pas le fait d’institutions, mais d’individus. Et ceci est assez nouveau, car auparavant, la censure était le fait de l’État ou d’institutions, alors qu’aujourd’hui, elle provient de personnes qui ne veulent pas en passer par la loi et qui refusent tout débat. Pourtant, c’est le principe de la démocratie de tout pouvoir remettre en débat, en faisant des lois qui sont, on le sait, parfaitement faillibles, mais qui peuvent être améliorées ou changées au gré de l’évolution de la société. Ces groupuscules refusant le débat, le discours est piégé dès le départ. Et c’est au nom d’idéaux que l’on ne peut que défendre – l’antiracisme, le féminisme, les droits individuels –, qu’ils exigent que l’on abandonne tout universalisme. C’est un détournement des valeurs, c’est une escroquerie sémantique, en fait. Et ce sont d’ailleurs les mêmes personnes qui vont vous dire que la laïcité est raciste et antidémocratique, alors que c’est précisément quelque chose qui permet la liberté !

Cinq ans après l’attentat auquel vous avez échappé car vous étiez à Londres, quel regard portez-vous sur ces années écoulées ?

Depuis cinq ans, on a l’impression que les choses n’ont pas vraiment changé et, pire, que cela s’est encore davantage embrouillé en ce qui concerne les questions portant sur la laïcité, la démocratie, le communautarisme, le port du voile, les religions. Après les attentats de 2015, j’ai eu l’espoir que l’on ait compris le côté éminemment politique du religieux. Et c’est le contraire qui s’est passé ! La dimension spirituelle a été encore plus mise en avant, alors que ce n’est pas de cela qu’il s’agit. La foi est une affaire personnelle, tandis que la religion est une organisation politique et sociale de la foi. La laïcité permet la foi, mais elle encadre le religieux. Dans la loi de 1905, il n’y a pas grand-chose qui est laissé au hasard. Donc, cela me fait rire que certains affirment qu’il faut appliquer la loi littéralement, ce qui ne plairait pas à tout le monde. Par exemple, l’article 26 interdit explicitement les réunions politiques dans les lieux de culte. Si on l’appliquait vraiment, on pourrait fermer une série de mosquées et d’églises. On oublie le contexte de la naissance de la loi de 1905, qui fut violent, dans toute la moitié du XIXe siècle, pour séparer les cultes – car c’est ce mot qui est employé et non celui de religion – de l’État. Aujourd’hui, les personnes qui accusent la laïcité de tous les maux ne connaissent pas du tout cette loi et le contexte qui l’a vue naître.

Comment se porte la laïcité en France, aujourd’hui ?

Elle est au cœur du débat. Nous avons un gouvernement et un chef d’État qui démontrent une grande frilosité face à cette question, car ils ont peur des emmerdements. Mais surtout, il y a une ignorance crasse de ce qu’est la laïcité. En 2017, on avait posé trois questions sur la loi de 1905 aux candidats à l’élection présidentielle et le représentant de En marche avait juste recopié la fiche Wikipédia, c’était affligeant. Il y a deux, trois personnalités au sein du parti qui connaissent mieux le sujet, mais pour le reste… Actuellement, Macron semble avoir un peu pris la mesure du problème, mais jusqu’à présent, c’était morne plaine. Dans la société, lorsqu’il y a des sujets tels que celui sur le burkini ou les femmes voilées, ils sont instrumentalisés par le CCIF (Collectif contre l’islamophobie en France). Sinon, personne n’en parlerait, car on voit bien que c’est l’un des sujets de tension majeure. C’est d’autant plus ennuyeux que cela touche une partie des citoyens français d’origine ou de culture musulmane, dont une grande majorité se satisfait tout à fait de la laïcité.

Existe-t-il des associations de laïques musulmans en France ?

Oui, mais ce ne sont pas celles que l’on voit usuellement dans les médias, car les associations communautaristes sont beaucoup plus actives et séduisantes. Ce sont de très bons clients médiatiques. Vous les mettez sur un plateau avec Zemmour en face et vous avez votre compte pour des semaines. C’est l’un des éléments du problème : c’est que les médias ne font plus leur travail.

Pensez-vous qu’il y a toujours assez de gens aujourd’hui qui « sont Charlie » ?

Qu’est-ce que cela signifie, « être Charlie » ? Le 8 janvier 2015, beaucoup de monde était Charlie, c’était réactif. Mais la plupart ne connaissaient pas Charlie Hebdo. D’un seul coup, ils ont vu en nous des porteurs de valeurs, alors que nous sommes aussi autre chose et que nous ne devons pas être les seuls à les incarner. Mais cette incarnation, c’était cela qui primait. Aujourd’hui, c’est compliqué. Il y a une hyper-sensibilisation individuelle – du fait des réseaux sociaux et de l’instrumentalisation des groupes communautaires – dès que l’on émet une opinion. On prend cela pour soi, on se dit choqué. Bien entendu, on peut l’être. Moi, je suis choqué chaque jour par ce que je vois ou entends. Mais c’est le propre de notre civilisation, de l’adulte, de pouvoir être choqué et de l’accepter. On a désormais l’impression que dès que l’on fait un dessin un peu polémique, ce que nous avons toujours fait depuis cinquante ans, cela devient un problème. Charlie a toujours été un miroir de la société, en mettant en lumière ce qui cloche. Nous sommes des empêcheurs de s’enfoncer la tête dans le sable, en touchant à tous les sujets.

Mais vous avez quand même vos marottes…

On a nos marottes, car ce sont des sujets qui touchent à des valeurs qui nous importent. Et il se trouve qu’aujourd’hui, nos marottes sont au cœur de l’actualité.

Le blasphème, la liberté de la presse et celle d’expression sont-ils toujours aussi vigoureux qu’il y a cinq ans ?

Les droits ne sont pas remis en cause par les institutions. Concernant les lois et les jurisprudences, il n’y a jamais eu autant de textes qui défendent la liberté d’expression, et c’est à ce moment précis que des groupes d’individus réclament moins de libertés. On est dans cet état d’esprit paradoxal. Avec des groupes qui sont à la manœuvre, mais aussi une partie de la population qui y répond favorablement en disant que ce n’est pas bien de faire de la peine aux gens. Alors, en effet, c’est idiot de faire de la peine aux gens, mais un dessin satirique n’a pas cette vocation. Il n’est d’ailleurs pas fait pour les gens. Un dessin de presse ne vient pas de nulle part, il est motivé par une actualité, une personnalité, un contexte et une mise en abîme. Les gens ne savent pas lire un dessin. Les réactions sont très binaires : on est pour ou on est contre.

Cela vous arrive-t-il de pratiquer l’autocensure ?

La seule autocensure qui ait toujours existé à Charlie, ce sont les propres limites de chacun. Je m’interdis par exemple de parler de la vie privée de quelqu’un si cela n’a rien à voir avec le sujet traité. Et c’est un des fondements de la laïcité : le fait que telle ou telle personne soit croyante, je m’en fous, dès lors que cela n’intervient pas dans le champ public. Et bien entendu, nous respectons la loi. Mais on fait toujours des dessins et on se fait toujours insulter !

Qu’attendez-vous du procès des suspects encore en vie, qui devrait débuter en avril 2020 ?

Je ne peux pas vous répondre. On attend de voir… Pour le moment, c’est très difficile, d’autant plus qu’en ce qui concerne l’attentat de Charlie, ce sont des seconds couteaux qui seront là. Peut-être que cela permettra de nourrir le débat… On vit dans des sociétés où le niveau de libertés publiques a baissé. C’est devenu normal d’ouvrir son sac pour assister à un concert ou entrer dans un centre commercial. Ce genre de chose était impensable il y a dix ans.

En janvier 2019, à l’occasion des 4 ans de l’attentat, vous publiiez un numéro intitulé : « Le retour des anti-Lumières ». Quelle sera la une, et le message pour les 5 ans ?

Ce sera sur les nouveaux censeurs, c’est-à-dire sur les questions que nous venons d’aborder. Les numéros de janvier sont toujours porteurs d’idées et ce thème nous semblait évident, car cela touche l’ensemble de la société, partout dans le monde.