En tuant dix-sept personnes et en blessant gravement plus d’une dizaine d’autres, en s’en prenant notamment aux membres de la rédaction de « Charlie Hebdo » et aux clients d’une supérette casher de Vincennes, les frères Kouachi et leur complice Koulibaly ont dramatiquement rappelé que les idées radicales peuvent conduire à tuer. Et, accessoirement ou pas, à se faire tuer.
Le massacre de « Charlie », c’est avant tout une expédition punitive, perpétrée par deux frères voulant rendre justice, leur justice, en s’en prenant à ceux qui, à leurs yeux, étaient coupables d’un crime blasphématoire insupportable. Des coupables impunis par cette justice – celle des hommes – qui n’avait pourtant pas hésité à incarcérer l’un des deux frères, signe de son inconséquence morale et incarnation d’un État incapable de hiérarchiser les valeurs. De manière identique, si la supérette de Vincennes n’avait pas été casher, elle n’aurait pas été choisie, et ceux qui y travaillaient ou y faisaient leurs emplettes auraient pu paisiblement passer leur route, et tout simplement poursuivre une vie que Koulibaly leur a enlevée, ainsi qu’à leurs proches. Mais voilà, il y a le conflit israélo-palestinien, vécu par certains comme le symbole d’une oppression survenant dans l’indifférence générale et appelant dès lors des attaques correctives justifiées visant des cibles en lien avec la communauté juive.
Bien que l’effort soit malaisant, la compréhension du radicalisme d’idées, comme celle de sa déclinaison la plus virulente (« radicalisme violent »), impose de se projeter dans l’altérité du radical. Le considérer comme fou, irrationnel ou lâche est une réaction de protection intellectuelle et émotionnelle que l’on peut entendre, mais aussi une analyse scientifiquement fausse, et qui fait barrage à une réflexion pourtant nécessaire quant aux facteurs qui peuvent conduire certains individus à l’extrémisme.
Retour sur les chemins de la violence
Un modèle théorique en vogue visant à expliquer la radicalisation (ce processus, tantôt long et tortueux, tantôt plus court et linéaire, amenant éventuellement au passage à l’acte violent) souligne l’action de trois facteurs interreliés dans cette trajectoire. Il y a tout d’abord le ressenti d’une insatisfaction de besoins fondamentaux, qui débouche sur l’expérimentation de griefs et d’affects négatifs, qui vont mutuellement se renforcer. Il s’agit de la perception d’être discriminé, brimé, injustement traité et, plus largement, d’être victime. Il en résulte un ressentiment sourd et dans le « meilleur » des cas, une colère, voire une haine féroce. Peu importe les contre-argumentations éventuelles à coups d’éléments objectivés : c’est la subjectivité de ses représentations et de ses interprétations qui détermine le comportement de l’être humain. Cet état cognitivo-affectif précipite ensuite la rencontre (directe ou via des médias comme les applications technologiques) avec d’autres individus partageant ces mêmes émotions et griefs ; ce profond malaise partagé constitue alors le ciment du groupe. Les idées radicales, troisième élément du modèle et authentique venin, sont portées par des pairs jouissant d’un respect qui est prépondérant dans leur effet. Ces pairs deviennent les référents d’une doctrine idéologique (parfois inexistante ou rudimentaire) avec laquelle la majorité des radicaux n’a, en fin de compte, qu’un contact littéraire direct très limité. Ces discours idéologisés noircissent encore plus le constat, creusent les émotions négatives et les doublent généralement du spectre fantasmé d’un péril grave et imminent. Ils décrètent les causes de la situation désagréablement vécue et en identifient non pas un ou des responsables, mais un ou des coupables. Enfin, ces discours prônent l’urgence d’une réaction d’autant plus évidente que les individus et les groupes qu’ils forment ont cette conviction d’être victimes, ce qui leur confère le droit d’user de la violence comme s’ils étaient en état de légitime défense et non d’illégitime attaque.
Des idées séduisantes
Si l’on étend le focus au-delà des attentats marqués du sceau de l’islam radical survenus depuis janvier 2015, c’est le capital séduction des idéologies radicales (et de leurs porteurs), au sens large, qui interpelle. Celui-ci ne se manifeste pas exclusivement dans l’attentat ou les violences de rue, mais également dans les résultats électoraux. Bolsonaro, Trump, Orbán, ou encore Salvini, par exemple, présentent le dénominateur commun d’avoir été portés au pouvoir à coups de prises de positions sexistes, homophobes, réactionnaires ou xénophobes, mais toujours caricaturales. L’adhésion que suscitent les outrances à la sauce buzz d’un Zemmour ou les prises de positions et actions de certains lobbys féministes, environnementalistes ou zadistes traduisent aussi l’attractivité de discours teintés d’une radicalité réelle, sans qu’elle doive toutefois être assimilée à celles évoquées ci-dessus. Il n’en va pas autrement d’une espèce de police du langage faisant désormais la chasse à un éventail sans cesse plus large de propos jugés inconvenants et qui, à travers une lutte sur la forme de ce qui peut être dit ou non, finit par imposer un diktat de la pensée.
Le salafisme, qui – au risque d’être caricatural – fait de l’inobservance du comportement des salafs la cause de tous les maux, tout comme il prescrit leur imitation tel un unique remède, ne peut objectivement incarner une solution raisonnée aux problèmes de l’islam contemporain. Que, précisément, beaucoup de penseurs imputent au virage raté par cette religion lors de sa confrontation avec la modernité. Mais face à une vie perçue comme un cul-de-sac, certains individus en arrivent à adhérer à cette vision, qui est aussi celle du rejet d’une société source d’insatisfaction, de frustration et de peurs. Ceci les conduit alors à rompre avec les institutions phares de cette société (la famille, l’école, l’État, le droit, la justice…) pour mimer, avec 1 400 ans de décalage, le comportement des premiers compagnons du prophète. Mais il ne faut pas oublier – effort d’altérité oblige – que ce qui apparaît comme une réponse perverse à l’esprit de ceux qui ne vivent pas cette impasse de vie est paradoxalement porteur d’espoir aux cœurs de ceux qui l’adoptent. Le processus est identique chez les individus qui adhèrent au suprémacisme racial ; chez ceux qui sont fascinés par la théorie du grand remplacement ou par d’autres prétendus complots ourdis par des groupes plus ou moins identifiés ou identifiables ; ou encore chez les adeptes d’une contestation parfois violente teintée de « dégagisme » (une autre forme de rejet) : mêmes causes, même effet (la radicalisation), mais des logiciels idéologiques différents, quelquefois superposables d’ailleurs, pour un redoutable mélange des genres.
Simplisme et fascination
La simplicité du diagnostic proposé par ces corpus, à l’instar de l’action qu’ils préconisent, est certainement un facteur décisif de la fascination qu’ils exercent. Elle est synonyme de confort, offrant des réponses prêtes à être consommées et dispensant d’un examen critique demandant effort, compétences, temps et nuance. Le radical s’emmure donc dans une pensée non seulement simple, mais aussi unique, partagée avec un groupe de pairs, et qui est progressivement de moins en moins confrontée aux points de vue différents, au fur et à mesure que le groupe s’isole. Le lien unissant l’individu à la société déjà distendu par son vécu finit par se briser. Cette distanciation facilite ainsi la punition d’une société rejetée après avoir été « rejetante », jugée après avoir été jugeante, à travers la frappe des symboles pensés comme l’incarnant (le dirigeant politique, le policier ou le militaire dépositaire de la force publique, l’artiste ou le simple citoyen) et qui viennent à mourir à la place d’un État qui, faute de cœur, ne peut pas physiquement être mis à mort. Enfin, ce schéma trace la voie d’une valorisation tant attendue par le terroriste parce que lui échappant autrement, à travers son accession au statut de martyr ou de symbole.
Un autre réel à lire et à vivre
Le constat qui précède n’est pas noir, mais la lucidité impose de reconnaître qu’il est sombre. Il plaide en faveur d’une prise en compte courageuse des causes profondes du radicalisme d’idées, bien en amont de sa face horriblement visible et victimisante qu’est le terrorisme. Sans un instant dédouaner les radicaux de leur responsabilité personnelle, sans continuer à opposer de façon… radicale ( !) prévention et répression, il faut urgemment s’atteler aux causes sociétales du retour en vogue de ces idéologies, notamment pour réduire leur pouvoir de séduction. Ceci demande un effort politique, au-delà des échéances électorales et des jeux politiciens, visant l’école, la ville, la cohésion sociale, l’intégration, l’égalité, la laïcité, la justice, bref, tout ce qui fait le vivre ensemble. Ceci demande aussi, et peut-être même principalement un effort de la société civile, pas au sens macronien de citoyens qui se surveilleraient les uns les autres pour aider les services de sécurité, mais au sens d’acteurs qui prennent en main leur destin et construisent une autre société, offrant un autre réel à lire et, surtout, à vivre. À long terme, incertain, difficile, imposant l’altérité, ce double chantier politico-civil est la seule issue d’une impasse qui – il ne faut pas s’y tromper – n’est pas l’exclusive du radical, mais celle de chacun.