Espace de libertés | Janvier 2020 (n° 485)

Les noirs desseins d’Erdoğan


International

Prendre sa revanche sur l’Occident est devenu son leitmotiv. Il mise sur sa popularité et sa crédibilité économique pour asseoir son modèle idéologique et politique. Ce n’est pas tant la dimension économique que la volonté de renouer avec le passé dynastique de l’Empire ottoman qui intéressent l’ancien imam élu Premier ministre en 2003. À mille lieues de la laïcité.


Dans les allées encombrées du grand magasin Axess de la rue Gallait à Schaerbeek, les articles s’entassent les uns sur les autres. L’organisation est, néanmoins, impeccable. Dans ce souk oriental, les employés sont aux petits soins avec leurs clients. Pour les locuteurs turcophones, la complicité est presque instantanée. Pour remplir une maison vide, c’est, franchement, l’idéal. Il y a de tout. Ça tombe bien. Je suis à la recherche d’électroménagers. De petits appareils. Pas chers, si possible. « Alors, sans hésitation, prenez ça », me conseille le vendeur, en me montrant un aspirateur de taille moyenne. Je ne connais pas cette marque : AVV. « C’est turc ! » répond-il fièrement. « Ah ! Et c’est fiable ? » demandé-je un peu gênée. « En Turquie, ça marche bien, tout le monde l’achète », renchérit le jeune homme pour me rassurer. Les produits de ce label sont, surtout, très abordables. Ses prix sont imbattables, souvent divisés par deux ou trois comparativement à d’autres marques européennes, américaines ou asiatiques. Voilà de quoi inciter les plus rétifs à la frénésie de l’achat !

Monsieur Propre, imam d’Istanbul, sultan néo-ottoman

En Turquie, cet éveil économique a créé les conditions de l’émergence d’une véritable classe moyenne que Erdoğan a sortie de la misère, propulsée dans le marché, la consommation, le crédit… Et qu’il sollicite, bien entendu, à chaque élection, depuis l’arrivée de son parti – le Parti de la justice et du développement (AKP) – au pouvoir en 2002. Pour bien saisir le succès du maître d’Ankara, il faut décrypter son rapport à l’économie qui passe, à ses débuts, par un discours véhément à l’endroit de la corruption et des corrompus. Au fil du temps, « Monsieur Propre » a fidélisé ses bonnes gens. Il veille aussi à prendre soin d’une catégorie bien spéciale : celle des entrepreneurs, petits et grands, sur lesquels il peut compter, le moment venu, pour financer ses campagnes électorales. L’AKP qu’il crée en 2001 remporte, presque, immédiatement un vif succès avec une opposition réduite à peau de chagrin. Les capitaux étrangers affluent, le système bancaire est reformé, les conditions d’acquisition du crédit sont assouplies. Résultats : le pays triple son PNB, s’urbanise et s’offre de solides infrastructures. De fructueux contrats se multiplient. Rien n’est trop grand. Surtout, rêvons ! On dote Istanbul d’un troisième pont sur le Bosphore, on construit une mosquée géante et un nouvel aéroport.

Cette piqûre des grands projets, Erdoğan l’attrape alors qu’il est à la tête de la plus puissante métropole du pays, Istanbul (plus de 18 millions d’habitants en 2019), de 1994 à 1998. De son propre aveu, il déclare : « Je suis l’imam d’Istanbul. » Dans un moment d’emballement avec ses partisans, il fait un faux pas et se met à étaler publiquement sa stratégie, reprenant à son compte un célèbre poème : « Les minarets seront nos baïonnettes, les coupoles nos casques, les mosquées seront nos casernes et les croyants nos soldats. » Il en paie le prix et fait de la prison pendant quelques mois. L’expérience lui sert de leçon. Lorsqu’il refait surface, il se distancie de ses anciens compagnons islamistes, joue la carte de la « modération » et revisite le concept de démocratie islamique (islam modéré) faisant un parallèle avec la démocratie chrétienne pour laquelle il n’a que de bons mots. Il a trouvé le ton et la voie.

Depuis, la folie des grandeurs ne l’a jamais plus quitté. Il se voit sultan. Il fait construire un gigantesque palais sur l’un des rares espaces verts d’Ankara. Le Conseil d’État sort le drapeau rouge et déclare le projet illégal. Il n’en a que faire. Il ordonne aux bulldozers de préparer le terrain. En 2014, le palais qui s’étend sur 200 000 mètres carrés, avec plus de mille pièces, est prêt. Il a coûté près de 500 millions d’euros. Quelle bagatelle !

À contre-courant : Kemal,  le père fondateur

Le sultan rêve d’une nouvelle Turquie. Bien éloignée de celle de son père fondateur Kemal Atatürk (père des Turcs), amateur de poèmes et de raki (l’alcool national turc), admirateur de John Stuart Mill, de Napoléon premier et passionné par la Révolution française. Durant près de mille ans, l’islam sunnite a été le fondement de l’ordre politique, social et culturel de l’Empire ottoman. Pour Erdoğan, il s’agit « simplement » de revenir à l’ordre « naturel » des choses. Liquider le modèle du père de la nation pour y substituer celui des Frères musulmans : ultralibéral du point de vue économique, autoritaire et brutal pour la gouvernance et résolument islamique s’agissant de l’identité. En rupture avec l’identité nationale de la Turquie moderne issue du traité de Lausanne (1923) qui s’est forgée sur la laïcité, l’émancipation et la visibilité des femmes dans l’espace public, l’abandon des marqueurs extérieurs de la tradition islamique, l’abolition des cours chariatiques, l’adoption d’un droit civil sur le modèle suisse, le développement d’un système éducatif imprégné de la modernité des Lumières, le remplacement de l’alphabet arabe par l’alphabet latin, l’adoption du calendrier grégorien et du dimanche comme jour de repos hebdomadaire.

Mû par une insatiable volonté de puissance, le surhomme se consacre pleinement à l’essor de son pays sur la scène internationale. Il répète les apparitions au G20, à l’OTAN (dont la Turquie est la deuxième armée, c’est-à-dire la deuxième plus grande contributrice de forces, NDLR), à l’OCI (Organisation de la coopération islamique) et renforce sa présence en Afrique, en Asie et dans les Balkans. Grâce à Ahmet Davutoğlu, son très influent ministre des Affaires étrangères de 2009 à 2014, la Turquie redynamise son réseau diplomatique et devient le cinquième au monde avec 239 ambassades et consulats. Face à ses partenaires européens, l’homme fort d’Ankara multiplie les gages de bonne conduite, les rassure, souffle le chaud et le froid, brouille les cartes, négocie en tête à tête avec Angela Merkel la question de la crise migratoire (4 millions de réfugiés syriens en Turquie).

Le déclin d’un effroyable système

Tout ceci, c’était avant que les ennuis ne commencent avec l’émergence des printemps arabes et la guerre en Syrie en 2011, puis la création du califat de Daech en juin 2014. S’en est suivi son soutien aux Frères musulmans en Égypte et en Tunisie, son rapprochement avec le Qatar, l’Iran, la Russie. Après une époque de faste arrive une période de grand froid marquée par le désamour avec Donald Trump qui décrète en novembre 2018 une forte augmentation des taxes à l’importation sur l’acier et l’aluminium turcs. Le pays déjà fragilisé plonge dans la récession. Tous les indicateurs sont au rouge : dépréciation massive de la livre turque, forte inflation, chute des dépenses de consommation et explosion du chômage. Seul espoir, le tourisme, qui se maintient avec 45 millions de visiteurs en 2018.

Le fondateur de l’AKP a la peau dure. Il a réussi à formater le pays à son image. Il a survécu au coup d’État de 2016, mis au pas l’armée, changé la Constitution, islamisé les institutions, neutralisé et embastillé les opposants, organisé les purges au sein de l’appareil de l’État, déclaré la guerre aux journalistes, encouragé des groupes religieux, créé un énorme réseau de trafic et d’influence, massacré les Kurdes, envahi une partie de la Syrie, introduit le voile au Parlement, dans les universités et à la fonction publique, modifié les programmes scolaires en 2017, faisant place à la notion de djihad et supprimant toute référence à la théorie de l’évolution de Charles Darwin, la remplaçant par le créationnisme.

Ce système brutal et corrompu a donné des munitions à ses opposants. En juin dernier, un espoir est né avec Ekrem Imamoğlu, le nouveau maire d’Istanbul. Cet entrepreneur de 49 ans, père de trois enfants, musulman pratiquant et digne héritier du kémalisme, est sorti de l’ombre pour faire renaître Les Lumières. Pour Erdoğan, est-ce le début de la fin ?

De mon côté, je quitte le magasin chargée comme un mulet. « Sağol » (merci), me dit tout sourire le vendeur qui me raccompagne jusqu’à la voiture de mon amie. « Güle güle » : c’est l’au revoir de celui qui reste.