Espace de libertés | Janvier 2020 (n° 485)

Garder l’audace de la caricature


Dossier

Évictions, insultes, menaces… Celles et ceux qui font rire, heurtent et choquent à coups de crayon s’exposent au courroux. Le baromètre du dessin de presse indique de fortes pressions. Depuis l’attentat des frères Kouachi, la caricature peut-elle encore être employée en toute liberté ? Faut-il être un brin kamikaze pour oser dessiner de façon politiquement – et religieusement – incorrecte » ?


Ils sont à la fois dessinateurs, journalistes et humoristes : les caricaturistes jonglent en permanence avec les casquettes. Par leur aptitude à traiter l’information par le dessin et avec humour, ceux qui opèrent dans un média apportent un regard unique sur l’actualité. « L’humour permet en effet de faire un pas de côté, de prendre un peu de hauteur. Et surtout d’exercer son esprit critique, à savoir la capacité de digérer une information et de s’en moquer », explique Kak, dessinateur attaché au média français L’Opinion. « Ce qui ne veut pas forcément dire que l’on est d’accord avec l’information dont il est question ! On peut très bien être un fervent supporter d’Emmanuel Macron ou de Jean-Luc Mélenchon et être mort de rire en les voyant sous des traits caricaturaux. »

Si l’information libre, plurielle, dégagée de toute influence est un des socles absolus de la démocratie, le fait de la tourner en dérision y contribue. Et pouvoir le faire en dit long sur l’état de cette démocratie, poursuit celui qui est aussi président du réseau international de dessinateurs de presse Cartooning for Peace : « Dans les régimes “durs”, les dirigeants s’en prennent en premier à la presse dans son ensemble, puisqu’ils veulent pouvoir contrôler ce qui est dit pour faire de la désinformation. Ils s’en prennent aussi aux dessinateurs de presse et aux humoristes qui “s’attaquent” à la politique sur scène pour la simple raison que, en se moquant du régime, ils cassent le système de peur sur lequel ledit régime repose. Rire pose question, et dans les régimes “durs”, c’est intolérable. »

Les sentinelles de la liberté d’expression

« Dans de nombreux pays du monde, on l’observe à Cartooning for Peace, des dessinateurs arrivent à un tel stade de répression, de menaces envers leur intégrité physique, qu’ils sont obligés de s’exiler. Les pays où il n’y a pas de séparation entre l’État et la religion ne sont pas les seuls concernés, il en va de même en Russie, en Chine et dans des pays d’Amérique latine comme le Venezuela ou le Nicaragua », commente Kak. Tout en précisant que l’arrivée de nouveaux dirigeants peut voir durcir une situation qui n’a jamais été facile pour les dessinateurs de presse. « En revanche, dans ce que l’on peut pompeusement appeler les démocraties occidentales – toute l’Europe de l’Ouest, une partie de l’Europe de l’Est, les États-Unis, le Canada, le Japon –, c’est plus difficile qu’avant. »

Nul besoin de rappeler à quel point, en 2005, l’affaire des caricatures de Mahomet dans le journal danois Jyllands-Posten a déchaîné les passions mondiales. Ou de rappeler que parmi les douze victimes des attentats contre Charlie Hebdo, il y avait cinq dessinateurs. Des menaces de mort jusqu’au bain de sang, les caricaturistes rencontrent-ils encore plus de difficultés qu’il y a cinq ans ? Kak rappelle que les terroristes islamistes qui ont pris part à la vague d’attentats ne visaient pas spécifiquement les dessinateurs de presse : « Charlie Hebdo était un prétexte, [Cabu, Charb, Tignous, Honoré et Wolinski] faisaient partie des gens qu’ils voulaient éradiquer de la surface de la Terre. Avec le Bataclan, Nice, Bruxelles, Londres, on a vu par la suite qu’ils s’attaquaient à notre mode de vie, à nos valeurs, pour imposer les leurs. »

Terrain miné et susceptibilité accrue

Force est de constater que très peu de dessinateurs se risquent encore à publier des caricatures de Mahomet. Ce qui a d’ailleurs conduit Philippe Val, ancien directeur de rédaction de Charlie Hebdo, à affirmer dès février 2005 que les terroristes avaient gagné. « Pour les dessinateurs de presse, une question demeure quand ils souhaitent (faire) rire, non pas de l’islam en général, mais de Mahomet : “Est-ce que je dessine le prophète, ou non ?” Et chaque dessinateur y répond comme il l’entend », tempère aujourd’hui Kak. « Les terroristes islamistes n’ont pas remis en cause la manière de faire de l’humour, en général, dans la vie, mais la manière de rire des intégristes musulmans, et de la religion musulmane dans son ensemble. Les difficultés actuelles sont plutôt liées à la tendance qui s’est imposée depuis trente ans : celle du “politiquement correct” dans l’expression orale. À force de ne plus vouloir heurter personne – ce qui part d’une bonne intention, bien sûr ! –, les gens perdent l’habitude d’être dérangés, secoués, et ne veulent plus être confrontés à des choses qui ne correspondent pas à leur manière de penser. »

Gérard Biard, l’actuel rédacteur en chef de Charlie Hebdo, le constate lui aussi : « Quand on voit que le New York Times [dans son édition internationale] décide de ne plus publier aucun dessin de presse, cela pose question. Que se passera-t-il le jour où l’on estimera que tel ou tel article peut faire de la peine à une personne ou une communauté ? À terme, on ne fera plus que des publireportages ! C’est une question de fond. On doit pouvoir débattre de la nature antisémite [ou islamophe, ou raciste, ou grossophobe, ou misogyne, NDLR] ou non d’un dessin, présenter ses excuses, mais pas supprimer les dessins ! »