Espace de libertés | Janvier 2020 (n° 485)

« On ne peut plus dessiner le prophète ». Rencontre avec Zineb El Rhazoui


Dossier

Elle a échappé à l’attentat du 7 janvier parce qu’elle était au Maroc. Ancienne plume de « Charlie Hebdo », spécialiste des religions et militante laïque, Zineb El Rhazoui ne manie pas la langue de bois. Son regard sur notre société et ceux qui la dirigent n’est pas tendre et regorge de mises en garde : contre le communautarisme, les valeurs humanistes fragilisées, les intégrismes religieux. Alors, elle continue à parler, parfois à hurler et à déranger.


Vous avez affirmé que l’on arrivait chez Charlie par son combat, et que le vôtre, c’était la laïcité. Il en est où, ce combat ?

Les matins où je me réveille pessimiste – comme souvent malheureusement en ce moment –, je me dis que nous ne l’avons pas encore perdu. Mais lorsque je vois l’actualité, je ne pense pas que nous soyons en train de le gagner… Ce que nous déployons, non pas nous, en tant que militants laïques, mais nous en tant que nations, et gouvernements compris, n’est absolument pas à la hauteur du péril qui nous guette. Un péril de division, de recul, de régression, sur des acquis chèrement gagnés, au prix du sang. J’ai l’impression que des décennies d’abandon, de concessions faites par les politiques aux pires formes du communautarisme ont conduit aujourd’hui à une situation inextricable et que la réaction n’est définitivement pas à la hauteur.

Qu’attendez-vous finalement des sphères politiques, puisque c’est quand même là que ça se joue, même si la militance est importante ?

Je pense que la priorité serait que les sphères politiques nomment les choses par leurs noms, afin de pouvoir regarder la réalité en face. Même ça, ce n’est pas fait. Nous tendons toujours à aseptiser le débat, en utilisant des mots comme radicalisation, notamment. Tout est fait pour, sémantiquement j’entends, continuer dans le déni. Lorsque je vois par exemple qu’en France, nous avons eu une succession d’attaques au couteau, commises par des gens qui signaient leurs méfaits en criant « Allahou Akbar », démontrant que ce sont des attaques idéologiques, les réactions officielles sont dans le déni total en affirmant : « Mais non, ça n’a rien à voir, ce sont des déséquilibrés. » Comme si l’on ne pouvait pas être islamiste et déséquilibré en même temps.

Et d’où vient cette crainte de nommer ?

Je pense que cela vient surtout de l’absence de solution, parce qu’une fois que nous nommons les choses, en tant que pays démocratique, nous avons les outils de la loi, du droit, pour régler ce problème. Or, cette paralysie, cette tétanie face à l’avancée de l’islamisme, je n’appelle pas ça la radicalisation, j’appelle ça l’islamisme. Cette tétanie, elle est due au fait que nous avons l’impression que les outils démocratiques qui sont à notre disposition ne sont pas suffisants. Je pense que ce n’est pas entièrement vrai. Si les lois étaient appliquées correctement, cela ne réglerait peut-être pas l’intégralité du problème, mais au moins une partie. Aujourd’hui, en France, les islamistes appellent de leurs vœux une réforme profonde de la loi de 1905 afin qu’elle intègre l’islam. Et on la décrit comme incapable de régler le problème. Moi, je dirais plutôt qu’elle n’est pas appliquée. Si nous mettions en œuvre l’article 2 qui affirme que « l’État ne reconnaît, ni ne salarie, ni ne subventionne aucun culte », nous réglerions déjà une partie du problème. De même que si nous appliquions l’article 1er qui dit : « La République assure la liberté de conscience. Elle garantit le libre exercice des cultes sous les seules restrictions édiquetées […] dans l’intérêt de l’ordre public. » L’État a donc pour devoir de préserver l’ordre public, ce qui n’est pas toujours le cas. Nous n’appliquons pas non plus l’article 26 de cette même loi qui dit qu’ »il est interdit de tenir des réunions politiques dans les locaux servant habituellement à l’exercice d’un culte ». Or nous savons aujourd’hui que dans de nombreuses mosquées, non seulement il y a des prêches politiques, islamistes, mais nous savons aussi qu’il y a des compromissions électoralistes avec les partis classiques de droite comme de gauche, qui parfois sont allés jusqu’à s’acoquiner avec l’imam du coin pour faire passer des consignes de vote dans les mosquées. Donc si l’on n’applique pas les lois, si les mots n’ont plus de sens, comment voulez-vous que l’on règle le problème ? Commençons par ça, avant de préjuger de l’incapacité de la loi et de la démocratie à trouver une solution.

Il y a aussi un problème de relations internationales, finalement, un frein à dénoncer d’où viennent les sources de financement de l’extrémisme religieux, salafiste et wahhabite.

Vous mettez le doigt sur un problème global : la complaisance des démocraties occidentales envers les pires théocraties islamistes, parce qu’elles ont du pétrole ou du pognon, parce qu’elles promettent d’acheter le PSG, ou des entreprises chez nous, ce qui est d’ailleurs une très mauvaise chose. Non seulement nos régimes ne dénoncent pas ces gens, mais ils sont en fait leurs complices et leurs soutiens à l’international. Le 17 septembre dernier à Paris, nous avons eu une conférence qui s’est tenue au palais de la Bourse, donc dans un édifice de la République, une conférence tenue par la LIM (Ligue islamiste mondiale), qui n’est en réalité pas mondiale mais saoudienne, puisque c’est un organe diplomatique saoudien de premier plan, créé en 1962 sous le roi Fayçal et qui a été le navire amiral de propagation du wahhabisme dans le monde. D’ailleurs, la LIM et certaines de ses filières sont soupçonnées par les renseignements américains d’avoir financé le terrorisme à plusieurs endroits dans le monde. Le secrétaire général de la LIM, Mohammed bin Abdul Karim al-Issa, était l’organisateur même de cette conférence, et pourtant, celle-ci a été introduite par un discours du président de la République, et close par un discours du Premier ministre. Quelle conférence en France a droit à tant d’honneur ? Aucune. Mais les Saoudiens, visiblement, peuvent tout se payer.

De la complaisance, selon vous ?

Mais bien sûr ! Qui méconnaît aujourd’hui ce qu’est le wahhabisme ? Qui méconnaît aujourd’hui que l’Arabie saoudite est un régime de coupeurs de têtes, d’oppresseurs de femmes, et l’un des régimes les plus liberticides sur Terre ? La France voit d’abord dans ces régimes-là des clients potentiels et une source de financement. Or, personnellement, je considère que l’industrie des armes fait partie de l’économie française, mais ce n’est pas parce que l’on vend des armes que l’on est obligé d’adouber, d’accepter l’idéologie de l’acheteur et de fermer les yeux sur les crimes qu’il commet avec ces mêmes armes. On en revient à cette espèce de « différentialisme » des droits qui est complètement accepté par nos dirigeants. Accepté d’abord envers les pays étrangers, et ensuite, maintenant, importé sur notre sol. D’ailleurs, c’est extrêmement inquiétant de voir que les derniers sondages de l’Institut Montaigne et de l’IFOP, en France, disent que plus de 28 % des jeunes Français, de confession musulmane de moins de 25 ans, pensent que la charia doit prévaloir sur les lois de la République.

Cela fait cinq ans que les attentats de Charlie ont eu lieu. Quel regard portez-vous sur l’évolution de la société depuis lors ?

Cinq ans après, le constat est accablant. On ne peut plus dessiner le prophète. Quel est le journal aujourd’hui, en France, en Belgique et ailleurs, qui pourrait encore avoir ce courage-là ? C’est quasi suicidaire. C’est-à-dire que les islamistes ont, quelque part, réussi à imposer par les armes cette censure-là, cette loi issue de la charia. Et aujourd’hui, cela s’applique dans nos démocraties occidentales, non par le droit, mais par les armes. Nous avons d’un côté des gens qui ont pignon sur rue, qui ne font pas de terrorisme et qui propagent le discours islamiste, qui le normalisent, qui le rendent fréquentable, et de l’autre côté des groupuscules armés qui sèment la terreur en utilisant le droit occidental pour propager leur idéologie nauséabonde. Aujourd’hui, nous avons un problème de doctrine : l’État lutte contre le terrorisme, mais ne lutte pas contre l’islamisme, contre sa fabrique idéologique. Il persiste à considérer le terrorisme comme un phénomène qui est quasi ex nihilo, qu’on explique tantôt par la psychiatrie, tantôt par les problèmes sociaux, par le chômage, le racisme, la politique étrangère, mais qu’on n’explique jamais par les contenus mêmes des textes islamistes.

Estimez-vous que certains problèmes se situent au cœur de ces textes ?

Bien sûr, c’est d’ailleurs le dénominateur commun entre tous les terroristes islamistes dans le monde. On peut persister à dire qu’en Belgique, le problème est dû à l’intégration, mais un attentat islamiste qui se commet aux Philippines, ce n’est même pas à cause du manque d’intégration ou à cause de la domination occidentale. Il faut voir les choses en face. Quand on nous dit que c’est dû à la pauvreté, on feint d’ignorer que le Qatar et l’Arabie saoudite qui financent le terrorisme sont tout sauf pauvres ! Donc on continue à fuir la réalité, à ne pas regarder l’islam en face, comme une religion qui n’a jamais affronté l’épreuve de la sécularisation, contrairement à la religion catholique. Et aujourd’hui, au lieu de pousser cette religion à se séculariser en lui disant « non, il y a une barrière de droits qui est infranchissable », afin d’éviter aux gens de se vexer – comme si la vexation de certains était plus importante que le sang qui coule –, on reste dans le déni.

Après toutes ces années à vivre sous surveillance policière, gardez-vous encore le courage de vous battre pour vos idéaux ?

Je n’ai pas le choix. Il m’insupporte de me réveiller le matin et de me dire que mes amis sont morts pour rien et que le combat est perdu.

Est-ce un sentiment que vous ressentez parfois ?

Je ne veux pas que ce sentiment s’installe, et c’est pour ça aussi que je ne peux pas cesser de me battre. Je continuerai à le faire contre l’islamisme et contre les communautaristes. Tous. Il se trouve qu’aujourd’hui, l’islamisme est un péril urgent, mais ça ne veut pas dire que les autres religions ne sont pas porteuses en elles de ce péril-là. Et je continuerai de me battre contre l’islamisme jusqu’à extinction de ma personne ou extinction du problème. Mais tant que je suis vivante, j’ai le devoir de continuer à porter le message de mes amis morts. C’est aussi une question de dignité. Je suis une femme libre et j’exerce ma liberté d’expression et de conscience. De plus, j’ai la chance inouïe d’être française, d’appartenir à un pays qui protège ma liberté de parole. Car je considère que la protection policière n’est pas là pour protéger ma petite personne, je ne suis pas plus importante que tous les autres Français anonymes qui sont tombés aux attentats de Nice ou du Bataclan. Non, c’est ma liberté de parole qui est protégée et ma liberté d’expression. Donc comme j’ai cette protection, j’userai à satiété de ce droit.

Vous restez sur les réseaux sociaux, alors que ce sont des lieux où la haine s’exerce encore plus qu’ailleurs. Estimez-vous que cela reste, malgré tout, un outil important pour cette liberté d’expression ?

Bien sûr. Mon combat pour la laïcité n’a pas commencé en France, il a émergé au Maroc, bien avant Charlie Hebdo. Et à l’époque, dans un pays, une dictature qui, de surcroît, est une théocratie islamique appliquant une version light de la charia, il n’y avait pas d’espace de liberté possible. Il n’y avait que les réseaux sociaux pour ça, et nous avons profité d’un vide juridique pour propager aussi nos idées, pour nous rassembler, nous organiser pour entreprendre nos actions. Je suis une femme de mon temps, et je sais qu’une partie importante du débat aujourd’hui se déroule sur les réseaux sociaux.

Estimez-vous que ces espaces alternatifs sont complémentaires aux médias traditionnels ?

Les réseaux sociaux, aujourd’hui, ne sont plus tout à fait un espace alternatif, ils constituent même un espace où se fabriquent les idées, les infos. C’est aussi un outil pour militer. Twitter, par exemple, est devenu incontournable. On peut interpeller les responsables directement, et presque les obliger à ouvrir les yeux sur le débat en cours et à s’en mêler.

On le sait, tout débat qui tourne autour de l’islam est extrêmement clivant depuis quelques années. Comment sortir de ce paradigme ?

Soit cette religion se réformera, soit elle va tout entraîner : nos droits, nos libertés, notre mode de vie, notre sécurité. C’est déjà d’ailleurs entamé, ce n’est pas une prophétie que je fais. Nous y sommes déjà. Nous sommes déjà quelques-uns à vivre dans des capitales européennes entourés de personnes armées, alors que nous sommes des êtres inoffensifs, qui n’ont jamais fait de mal, mais nous avons critiqué l’islam. On dénombre quand même pas mal de morts, de menaces, de personnes brisées, qui ont été salies, accusées de façon complètement fallacieuse d’être des racistes parce que les islamistes n’ont pas d’autres arguments, à part celui-ci. Leur argument ne pourra jamais consister à nous convaincre que l’islam est la religion de paix et d’amour qu’ils ont essayé de nous décrire pendant un temps. Je souhaite une société où l’on vit dans la fraternité universelle, car c’est ce qui nous permet de considérer que l’Autre est notre égal, même s’il est différent. Or, le communautarisme nous permet au mieux, s’il est tolérant – et il ne l’est pas toujours –, de considérer l’autre comme notre prochain, et c’est pour ça qu’une notion comme celle de tolérance me sort par les yeux. Moi, je n’ai pas envie d’être tolérée, j’ai envie d’être citoyenne de pleins droits comme tout le monde.