Espace de libertés | Janvier 2020 (n° 485)

Dossier

Il aura fallu à peine une minute quarante-neuf secondes pour que la réunion de rédaction parte en vrille. C’était le 7 janvier 2015, en plein cœur de Paris. Il était 11 h 30. Désormais, il y a un avant… et un après.


Des kalachnikovs ont retenti comme dans une guerre. Une vraie de vraie. Les rires se sont figés. Là, brutalement. Les plumes ont volé en éclats. Les corps de huit membres de la rédaction de Charlie Hebdo se sont vidés de leur sève. Bien sûr, il reste encore (toujours) leurs mots, leurs idées, leurs fous rires, leur tendresse immense et surtout, leurs Mickeys, si l’on pense en particulier à Charb, Cabu, Wolinski, Tignous et Honoré. C’est d’ailleurs pour ces drôles de patapoufs que les dessinateurs ont tous été flingués par des énergumènes qui n’entendaient aucunement plaisanter. Car à leurs yeux, il n’y a rien de pire que de rire d’Allah. Pour ces assoiffés de sang qui ont fait de leur religion une certitude et un absolu, Montaigne suggérait un truc : distinguer « la peau de la chemise ». Respirez par le nez (1), les gars ! Au sujet de ces idolâtres qui confondent croyance et fétichisme, Voltaire nous a tout appris. Ou presque. Reste, malgré tout, un détail à tirer au clair.

Coupable de rire de la religion des « dominés »

Alors, voilà : les vengeurs d’Allah du 7 janvier 2015 sont-ils des fanatiques religieux au sens voltairien ? La question est sérieuse. Pour tout avouer, j’aurais souhaité vous l’épargner. À la rigueur, je me serais satisfaite d’une réponse simple et univoque. Admettez que ça nous aurait évité de perdre du temps dans des débats qui n’en finissent plus. Puisqu’ils se poursuivent même cinq ans après l’attentat. Ça nous aurait surtout permis de nous dresser tous ensemble contre l’hydre islamiste et de ne plus avancer éparpillés, en rangs dispersés. Alors, oui, j’ose répéter la question : faut-il considérer un terroriste islamiste comme un fanatique religieux ? Pour ceux qui sont coincés dans une culpabilité ontologique, rien n’est simple. Tout devient, soudainement, confus. Pour eux, l’islam n’est pas tout à fait une religion. Enfin, si. Mais pas comme les autres. Puisque l’islam est (aussi) une identité… et même une « race ». Oui, madame ! La race des « dominés » ! Car qui dit islamiste dit « dominé ». Qui dit « dominé » dit « dominant ». Dominant, c’est-à-dire coupable ? Forcément. Coupable de rire de la religion des « dominés ». Telle est l’accusation dirigée à l’endroit de Charlie Hebdo par une partie de l’intelligentsia française de gauche qui passe son temps à disséquer l’huile oubliant carrément de considérer le feu. Rire de la croyance des « dominés » revient tout simplement à les détester, à les haïr. Vous imaginez ! Petit à petit (de 2006, moment de la publication des caricatures danoises dans Charlie Hebdo par solidarité, à 2011), on a glissé du rire vers le racisme. Puis, vers l’islamophobie en passant par la case justice. De laquelle Charlie sort blanc comme neige. Une fois n’est pas coutume. L’Union des organisations islamiques de France (UOIF) et la grande mosquée de Paris sont déboutées en première instance et en appel.

Déshumaniser, assassiner

Novembre 2011 constitue un tournant. Le journal est rebaptisé Charia Hebdo pour marquer la victoire électorale du parti islamiste Ennahdha, en Tunisie. À la une, une caricature du prophète Mahomet signée Luz. Les locaux du journal sont soufflés dans la nuit du 1er au 2 novembre. L’errance commence. S’ensuivent l’isolement médiatique, le lâchage politique, l’étranglement financier. Il ne reste que le passage à l’acte. Le 7 janvier 2015, face à l’infâme, les langues sales se déchaînent, non pas pour apaiser, soutenir, dénoncer l’acte d’assassinat politique de rigolards humanistes mus par le désir d’un monde meilleur, mais pour accuser Charlie Hebdo de l’avoir bien cherché. À la maison, chez mes parents à Saint-Denis, les téléphones se mettent à sonner d’une façon presque ininterrompue. As-tu des nouvelles ? Désormais, deux camps se forment. Celui des morts et celui des vivants. Puis un troisième. Celui des survivants pas tout à fait morts.

Renoncer à la critique de l’islam

Depuis, la ligne de fracture entre les #JeSuisCharlie et #JeNeSuisPasCharlie se creuse vertigineusement. Clarifions une chose sur l’esprit Charlie. Qu’est-ce donc ? Rien d’autre que rire et critiquer les religions, liberté fondamentale depuis les Lumières. Bref, les désacraliser. Ce qui vaut pour toutes les religions vaut aussi pour l’islam. Sauf à considérer que les musulmans ne soient pas dotés de la même raison que le reste des humains et qu’ils soient insensibles à l’humour. On serait dans de beaux draps ! Malgré tout, en France comme ailleurs, la plupart des journalistes ont renoncé à cet exercice par lâcheté, peur ou conformisme. Abandonnant, par ce fait même, les musulmans entre les mains des plus fanatiques d’entre eux.

Tolérer l’intolérance conduit au suicide

En 2013, le magazine numérique d’Al-Qaïda dans la péninsule arabique Inspire publiait les photos de quelques têtes à abattre. Charb était du nombre. Remarquez, avec la présence de Salman Rushdie à ses côtés, il était en bonne compagnie. Et si pour donner un sens au 7 janvier 2015, il fallait revisiter la condamnation à mort de l’écrivain indo-britannique ? Vous vous souvenez, c’était en 1989. La République islamique d’Iran fêtait ses 10 ans. Son guide suprême voulait la peau du romancier des Versets sataniques. De Bradford à Londres, d’Islamabad à Bombay, les rues s’enflammaient. Le mouvement s’amplifiait jusqu’à toucher une trentaine d’autres pays, dont le Japon, la Tanzanie, la Turquie, la France et le Danemark. Jamais auparavant dans l’histoire, de tels développements n’avaient eu lieu de cette façon et à cette vitesse. Le centre de gravité de l’islam politique venait de se déplacer vers l’Europe. On n’y a vu que du feu. Tous les indicateurs étaient pourtant au rouge. À partir des années 1990, c’était de Londres que l’on hurlait à la mort d’intellectuels algériens. C’était de Paris et de Washington que ces crapules justifiaient leurs crimes. Le chef des islamistes égyptiens, Omar Abdel Rahman, coulait des jours heureux aux États-Unis depuis mai 1990 alors que plusieurs de ses fidèles sont impliqués dans des attentats.

Ce qui se joue dans les pays musulmans dépasse largement leur simple destinée. Il ressort clairement de cela que la tolérance à l’égard de l’intolérance est suicidaire. Et ce, pour l’humanité entière.

 


(1) Expression québécoise qui signifie « Calmez-vous, ne paniquez pas ».