Ses vidéos sur la découverte de notre cerveau font exploser le nombre de «vues» sur YouTube. Avec sa dégaine d’adolescent, le psychologue et docteur en neurosciences cognitives Albert Moukheiber explore notre boîte de Pandore avec un slogan: notre cerveau nous joue des tours. Il décrypte les mécanismes qui sous-tendent nos raisonnements. Et surtout nos biais cognitifs.
Les neurosciences, l’intelligence artificielle constituent-elles les nouveaux totems d’aujourd’hui?
Chaque fois qu’une nouvelle discipline émerge, elle devient un peu un totem. Cela provoque de l’électricité pendant une période. Aujourd’hui, tout le monde s’empare des neurosciences. Je pense que c’est très dangereux, dans le sens où l’on fait promettre aux neurosciences des choses qui ne sont pas vraies: on va améliorer le management, le leadership, on va faire du neuromarketing, contrôler les gens. Il faut remettre un peu de l’ordre. Il en va de notre responsabilité de neuroscientifiques de ne pas laisser une forme de scientisme s’emparer de la discipline. Parce que, bien souvent, les personnes qui «totémisent» les neurosciences ne sont pas des neuroscientifiques; ce sont des personnes issues de la sphère du business, qui y voient une opportunité commerciale.
Cette tentation d’aller voir dans la «boîte magique», le cerveau, a-t-elle toujours existé?
Depuis que nous existons, nous sommes fascinés par l’esprit. C’est ainsi que nous avons créé les religions: pour essayer d’en capturer le sens. Je pense qu’il y a deux sujets qui travaillent vraiment l’homme depuis la nuit des temps. L’un des premiers récits de l’humanité, c’est celui de Gilgamesh, sur l’immortalité. Ensuite vient l’esprit, auquel les anciens textes philosophiques se sont toujours intéressés. Le siège de l’esprit, c’est le cerveau. Nous commençons à pouvoir étudier comment il fonctionne grâce à l’évolution des technologies, donc cela déchaîne un peu les passions. Cela fait 250 000 à 300 000 ans que l’on attendait ce moment!
Vous affirmez que notre cerveau a une sacrée tendance à interpréter la réalité, avec des biais de raisonnement. Comment pourrait-on faire pour que la raison prenne le dessus? Et d’ailleurs, doit-elle le faire?
Non, elle ne doit pas nécessairement prendre le dessus, parce qu’on travaille avec des ressources très limitées. On peut essayer d’avoir des postures correctrices ou des raisonnements plus utiles pour la vie en commun ou pour soi-même. Mais je pense que cette hiérarchisation de la raison sur l’émotion est une sorte de dérive du langage, alors que c’est la même chose.
Est-ce que ce n’est pas aussi civilisationnel?
C’est aussi culturel, bien sûr. Mais c’est une culture qui devient dominante presque partout sur la planète. La rationalité ne fonctionne pas mieux que l’émotivité! La rationalité, c’est une forme de fonctionnement émotionnel qui est tourné vers l’Autre. Et cela s’apprend, bien sûr: on a besoin d’introduire des cours de raisonnements critiques à l’école, dans l’éducation, etc. Pas pour dire aux gens comment penser, mais comment arriver à des désaccords sains, qui ne rendent pas le dialogue impossible. Comment parvenir à une pluralité de discours qui nourrissent le débat et la société démocratique et le socle commun que l’on est obligé de partager pour pouvoir vivre ensemble?
Comment le cerveau façonne-t-il notre raisonnement?
Nous traitons l’information de la réalité basée sur nos a priori, et notre cerveau fait vraiment du mieux qu’il peut pour nous donner les hypothèses les plus utiles à un moment donné. Parfois, il se trompe, mais la majorité du temps, il fonctionne très bien. Il invisibilise son action: mon cerveau fait en sorte que je ne me prenne pas la tête à sentir mon pantalon sur mon corps toute la journée, à sentir le siège sur lequel je suis assis, les bruits du ventilateur dans la pièce. Il met tout cela de côté pour que je puisse me concentrer sur ce que je dis ou fais, alors qu’il est tout le temps en train de filtrer des millions d’éléments de la réalité.
Et fabrique-t-il beaucoup de biais?
Il fabrique aussi des biais, puisque parfois, le prix de ces sous-mécanismes, c’est de se tromper. Et quand on se trompe, cela peut avoir des conséquences plus ou moins graves. Je peux commencer à ne plus avoir confiance en moi, je peux développer une impuissance acquise (je ressens un sentiment d’impuissance, alors que je n’agis pas). A contrario, je peux avoir trop confiance en moi, et tomber dans ce qu’on appelle l’illusion de connaissance. C’est-à-dire que je reçois une nouvelle information, et très vite, je pense que je la maîtrise. On voit des gens qui ont perdu des millions d’euros avec les bitcoins, parce qu’ils ont vu deux ou trois vidéos à ce sujet sur YouTube.
Est-on dans l’ordre de la croyance?
Oui, et on ne peut pas en sortir! Même les faits sont, en fin de compte, une croyance. Le cerveau humain effectue tout le temps un traitement de la croyance.
Si l’on prend l’exemple des fake news, opère-t-on quand même la différence d’avec l’information vérifiée, en se rapprochant davantage des faits que des opinions?
Oui, mais les faits, en réalité, ce sont des opinions sur lesquelles tout le monde tombe d’accord.
N’y a-t-il rien de tangible?
On n’a pas accès au monde réel, mais on a accès à beaucoup de choses qui semblent être tellement communes que l’on doit accepter qu’elles soient là. Comme l’affirme l’essayiste Philip Kindred Dick: «Le réel, c’est ce qui reste quand on n’y croit plus.» La réalité devient si commune qu’elle est indéniable. Les faits ne sont pas binaires. Par exemple, en sciences, on ne prouve jamais rien. Le fameux E = mc² n’a pas été démontré. Beaucoup de gens ont essayé de prouver que c’était faux, ils n’ont pas réussi. Ce que l’on tient pour vrai l’est jusqu’à preuve du contraire.
La logique n’intervient-elle pas ici?
La logique, on la retrouve dans les maths. Et même dans les maths, il y a de la triche! On commence par des prémisses: soit A, soit B. En sciences, nous n’avons pas ce loisir, on doit commencer par le monde naturel, avec forcément une part où l’on essaie d’éliminer ce qui est faux, pas de prouver ce qui est vrai. Donc je dirais qu’il y a plus de faits qui sont faux que de faits qui sont vrais. Il est nécessaire d’effectuer un changement de paradigme, d’éliminer ce qui constitue la plus grande marge d’erreur.
Est-ce une autre technique d’appréhension du monde?
On a besoin de se mettre d’accord sur ce qui est le moins faux, au lieu de se mettre d’accord sur ce qui est vrai. Mais il ne faut absolument pas tomber dans la fausse équivalence, l’idée que tout se vaut. Il faut de la nuance.
Les croyances religieuses font-elles partie de ces biais, telle une invention de notre cerveau?
Les religions sont des explications alternatives du fonctionnement du monde auquel des personnes ont décidé d’adhérer. Finalement, ce sont des compétitions pour expliquer le monde naturel, des récits que l’on se raconte, et qui sont par définition non réfutables, car on ne peut pas prouver qu’ils sont faux. Il n’y a pas de protocole expérimental pour prouver que Dieu n’existe pas, c’est un non-sens. C’est là où la laïcité joue son rôle en affirmant: «Vous avez chacun vos histoires de fonctionnement du monde. Souvent, vos histoires nient celles des autres, mais vous allez devoir vivre ensemble. Démerdez-vous!»
Vous êtes psychologue. N’avez-vous pas peur que la société devienne un peu schizophrénique face à la déferlante de fausses vérités, plus particulièrement lorsque des États, des hommes de pouvoir auxquels nous sommes censés un peu croire, utilisent le mensonge sans tabou?
Si, bien sûr que cela m’inquiète, il y a une perte de repères presque mécanique. On n’est pas habitués à cela, c’est nouveau. Cela a émergé d’un coup. C’est comme si en se couchant, il n’y avait pas de voitures et qu’en se réveillant, il y en avait chez tout le monde, mais sans Code de la route, sans ceinture de sécurité, sans limites de vitesse, et que tout le monde démarrait sa voiture sans savoir comment l’utiliser. Cela provoquerait beaucoup d’accidents. Cela ne veut pas dire que nous ne pouvons rien faire! On doit relever le défi. Avec celui du réchauffement climatique, ils constituent les deux défis les plus importants de notre époque. Le problème est que de nombreuses personnes inventent des histoires, que chacun d’entre nous peut aller se réfugier dans celle qui l’arrange, et dire que toutes les autres sont fausses. Plus besoin alors de fournir un effort et de tenter d’aller à l’encontre de l’Autre, ce mouton imbécile manipulé par les médias, par les politiciens, par le système, par la religion, etc., puisque moi, j’ai raison! Le vrai danger, c’est la polarisation des opinions.
D’où l’accroissement des politiques basées sur l’identité?
Oui, ce sont des politiques identitaires: mon opinion est érigée au rang d’identité au lieu de rester à son niveau. Et c’est mauvais, même pour des causes très nobles. J’ai créé un laboratoire où l’on étudie les freins comportementaux face à l’urgence climatique. Parfois, je rencontre des collègues qui sont identitaires sur l’écologie. Donc, si vous avez pris l’avion durant l’année écoulée, ils ne veulent pas vous parler. C’est cela, le danger: plus aucun discours possible. Aujourd’hui, au lieu de puiser notre estime de soi, par exemple, dans un récit commun, chacun peut aller la puiser dans un groupuscule et affirmer que les autres sont des bêtes. Ça gangrène!
En ce qui concerne les questions éthiques, sur lesquelles faut-il se pencher avec urgence, selon vous?
Les enjeux éthiques des algorithmes et l’intelligence artificielle sont nombreux: nous avons besoin de transparence quant à l’utilisation des données personnelles. Il faut aussi une libération de la connaissance et de la recherche. Aujourd’hui, je dois payer pour avoir accès à mes propres articles scientifiques! La transparence s’impose là aussi.