Le concept de « racisme religieux » reste un vœu pieux pour ceux qui veulent l’imposer. Mais si critiquer une religion est bien un droit, celui-ci connaît aussi certaines limites.
« Existe-t-il une forme d’apartheid religieux en France ? » interrogeait Charlie Hebdo à la mi-novembre. L’hebdomadaire satirique relayait une étude réalisée par la Délégation interministérielle à la lutte contre le racisme, l’antisémitisme et la haine anti-LGBT. Centrée sur la perception des musulmans quant aux discriminations dont ils seraient victimes, l’étude esquissait cette conclusion : « Si l’on ne prend que la période des cinq dernières années, 40 % des musulmans estiment avoir fait l’objet de comportements racistes (contre 17 % chez les non-musulmans). Pour 16 % d’entre eux, cela était dû à la religion… »
L’accolement des mots « religion » et « racisme » n’a rien de neuf. Il a même plutôt la vie dure. Dans les grandes réunions internationales, des États et des groupes de pression ont tenté ces dernières années de faire passer la critique des religions pour une attaque aux droits humains. En 2009, les pays de l’Organisation de la coopération islamique (OCI) et le Pakistan ont ainsi déposé devant le Conseil des droits de l’homme de l’ONU un énième projet de résolution visant à « lutter contre la diffamation des religions ». Depuis plusieurs années déjà, arguant de nombreux incidents dont le plus célèbre reste les « caricatures (danoises) de Mahomet », ils étaient intervenus régulièrement au sein des Nations unies et d’autres instances internationales pour que les États non musulmans attachés à la liberté d’expression introduisent dans leurs législations la pénalisation de la « diffamation des religions ».
De la « blasphémie » à l’antiracisme
À l’époque, parmi d’autres, Olivier Roy rétorquait que ce concept répond avant tout à des objectifs politiques. « Le débat autour de la critique des religions », expliquait le spécialiste français de l’islam dans les colonnes du Monde, « est apparu à la suite de l’affaire des caricatures de Mahomet (via les) minorités musulmanes d’Europe. Ces minorités, ne pouvant utiliser le concept de blasphémie, tombé en désuétude, se rabattent sur les lois antiracistes. » Il poursuivait : « On est au croisement de deux idées : la blasphémie, attaque contre une religion, et le racisme, attaque contre un groupe ethnique. » Un groupe ethnique ? « La construction des musulmans en Europe comme groupe néo-ethnique » a gommé les mots « Arabes » et « Turcs », renchérissait Olivier Roy. Cette « construction » aurait abouti à un terme globalisant au caractère religieux : « les musulmans ». Élaborée par les minorités installées sur le Vieux Continent, elle a été depuis récupérée par « des régimes autoritaires, qui utilisent ce concept pour limiter les libertés » de leurs nationaux en ce qui concerne la critique de l’islam.
Exit la « diffamation des religions »
Les pays européens se sont fermement opposés au concept de « diffamation des religions ». L’obligation de protéger une religion ou un système de pensée prioritairement aux droits de l’homme aurait justifié des limitations arbitraires de certains droits ou le refus d’en permettre l’exercice, notamment la liberté d’expression. Cette passe d’armes, qui connut maints rebondissements, a bien sûr rebattu au passage le concept de « droits humains », les pays de l’OCI entendant démontrer aux Occidentaux que ces derniers n’avaient pas un monopole en la matière, que les musulmans étaient en droit de faire valoir une spécificité liée à la charia. Européens et Occidentaux ont au contraire rappelé que les droits humains défendent les intérêts des individus et non pas des concepts ou des religions.
Pour l’anecdote, Paul Giniewski – qui avait affirmé que l’anti-judaïsme du discours chrétien des origines a conduit à l’antisémitisme – fut conforté par la Cour dans son droit à critiquer une religion. Strasbourg prit ainsi le contre-pied de la justice française qui avait donné raison à une association proche des milieux intégristes, l’Alliance générale contre le racisme et pour le respect de l’identité française et chrétienne. La France fut condamnée pour atteinte à la liberté d’expression.
Dans un article paru en 2011 et intitulé « Sur de nouveaux concepts onusiens : la diffamation des religions et la lutte contre les “phobies” religieuses », le sociologue français Nicolas Haupais constatait « à quel point la promotion des concepts de diffamation des religions et de “phobies religieuses” constitue plus un motif d’exacerbation des crispations géopolitiques et “civilisationnelles” qu’un instrument au service de leur apaisement ». C’est en 2011 également que l’Assemblée générale de l’ONU a fini par siffler la fin des débats en abandonnant le concept de diffamation des religions. Par consensus, une résolution a été adoptée sur « la lutte contre l’intolérance, les stéréotypes négatifs, la stigmatisation, la discrimination, l’incitation à la violence et la violence fondés sur la religion ou la conviction ». Cette formulation met l’accent sur la protection des personnes, et non sur la religion elle-même comme l’avaient exigé les pays de l’OCI.
Le droit de critiquer une religion reste donc entier, a priori. La liberté de pensée, de conscience et de religion est un droit fondamental, consacré non seulement par la Convention européenne des droits de l’homme, mais aussi par de nombreux textes internationaux, européens et nationaux. Ce qui est interdit en revanche, c’est l’incitation à la haine en tant qu’attaque adressée à une personne ou à un groupe de personnes sur la base de caractéristiques diverses : couleur de la peau, ethnie, âge, orientation sexuelle… sans oublier la religion.
Critiquer une religion, un droit (presque) entier
C’est ici que les choses se corsent. De même, c’est ici que l’on comprend qu’il n’y a pas de réponse facile lorsqu’il s’agit de tracer une limite entre le droit de critiquer une religion et le constat d’incitation à la haine. Le char mettant en scène des juifs orthodoxes lors du dernier carnaval d’Alost avait-il ou non pour objectif d’inciter à la haine, comme l’ont prétendu ses détracteurs ? Vaste débat… « Contrairement au droit américain qui se limite à l’explicite, la jurisprudence européenne admet que soit punie l’incitation, même implicite, à la haine, à la discrimination ou à l’hostilité », analyse le spécialiste du droit des religions Louis-Léon Christians. « C’est le cœur de la question. S’il peut y avoir une telle intention implicite, il convient de la démontrer, de dire à partir de quel moment l’attaque portée contre une religion comme représentation abstraite a pu constituer une incitation indirecte à la haine. Il y a là une zone grise. » Il n’est pas chose aisée que de prouver l’intention de pousser à la haine. Une chose est de se moquer d’une religion, une autre est d’appeler au « meurtre de chrétiens », comme l’a fait le fils de l’imam Shayh Alami dans une vidéo, ce qui lui a valu trois mois en IPPJ (1).
Une justice n’est toutefois pas l’autre. Depuis 1981, le droit belge stipule que l’incitation à créer « un environnement intimidant, hostile, dégradant, humiliant ou offensant » constitue un délit. « Mais rien ne dit pour autant que la Cour européenne des droits de l’homme aboutisse aux mêmes conclusions. En 2008, elle a ainsi estimé qu’un imam turc qui avait reporté sur des “pécheurs devant être punis” la faute d’un tremblement de terre et annoncé une nouvelle vengeance divine n’avait pas incité à la haine, mais avait donné dans l’obscurantisme », précise Louis-Léon Christians.
On ne peut pas tout dire non plus, « gratuitement ». L’article 9 § 2 de la Convention européenne des droits de l’homme indique que toute ingérence dans l’exercice du droit à la liberté de religion doit être « nécessaire dans une société démocratique ». Cela signifie qu’elle doit répondre à un « besoin social impérieux ». « Par le passé, la CEDH a estimé que la Turquie n’avait pas violé la Convention en poursuivant plusieurs écrivains qui se moquaient du prophète. Leur offensive était apparue gratuite », détaille Louis-Léon Christians, « c’est-à-dire, selon l’explication donnée par la Cour, “qui ne contribue à aucune forme de débat public capable de favoriser le progrès dans les affaires du genre humain”. En revanche, dans l’arrêt Giniewski contre France (2006), la Cour a jugé qu’un article très critique à l’égard du pape Jean-Paul II n’avait aucun caractère gratuitement offensant et n’incitait ni à l’irrespect ni à la haine. Mais qu’il participait à un débat utile. »
(1) Institution publique de protection de la jeunesse.