Espace de libertés | Janvier 2020 (n° 485)

Charlie ou pas : le poids des maux


Dossier

« Je suis Charlie », un slogan fédérateur devenu sujet de discorde. Depuis qu’il a émergé dans la foulée des attentats de janvier 2015, il clive le débat public. Que ce soit sur la liberté d’expression ou la laïcité, les divisions que ce mot d’ordre a mises à jour restent d’une rare virulence.


Cela devait être le dénominateur commun d’une collectivité soudée par un choc. Mais au lendemain du 7 janvier 2015, le climat se tend rapidement. « Sous cette unanimité de façade, des voix discordantes cherchent à se faire entendre pour dire que, si elles condamnent sans réserve les attentats, elles ne sont pas Charlie », écrit Romain Badouard, auteur d’une étude en 2016 sur les « Je ne suis pas Charlie » et l’influence des réseaux sociaux (1). « Dans les médias dits traditionnels, il faudra plusieurs jours aux journalistes pour rendre compte de cette polyphonie et interroger ses ressorts. Sur le Web, à l’inverse, les “Je ne suis pas Charlie” se font entendre quasi instantanément après l’annonce des attaques, à travers des hashtags, des groupes Facebook, des posts de blogs ou des tribunes de presse », poursuit-il. Selon Romain Badouard, les « Je ne suis pas Charlie » s’opposent à la ligne éditoriale de l’hebdomadaire face à laquelle ils se sont sentis offensés ou en conflit ouvert.

Le chercheur français a analysé trois grands types de « Je ne suis pas Charlie » : le premier relève des critiques de l’union nationale et de la récupération politique de l’émotion suscitée par les attaques ; le second englobe un ensemble de réactions conservatrices et concerne une grande diversité d’acteurs : catholiques traditionalistes, mouvements d’extrême droite, identitaires ou réactionnaires ; le dernier est celui des musulmans. « Charlie Hebdo y est critiqué comme un journal alimentant consciemment l’islamophobie, et de nombreuses craintes sont exprimées quant à un regain des discriminations visant les musulmans et leurs lieux de culte », développe le chercheur.

Un conflit sain ?

« Il était sain finalement qu’après le ralliement, on ait entendu des “Je ne suis pas Charlie” qui nous rappellent que la démocratie, ce n’est pas le consensus, mais le dissensus. Ou pour le dire de façon plus dialectique, que ce qui fait communauté en démocratie, c’est la division, le conflit… », écrira quelques mois après les attentats Édouard Delruelle, philosophe à l’Uliège (2). Et ce conflit en ce début janvier porte alors sur une question : le droit à caricaturer une religion. Des artistes comme Jamel Debbouze ou des intellectuels, comme Emmanuel Todd, vont faire voler en éclats le « je-suis-charlisme ». En avril 2015 avec Qui est Charlie ?, ce dernier ciblera ouvertement l’hebdomadaire satirique. « Blasphémer de manière répétitive, systématique, sur Mahomet, personnage central de la religion d’un groupe faible et discriminé devrait être, quoi qu’en disent les tribunaux, qualifié d’incitation à la haine religieuse, ethnique et raciale », écrit-il. Dans les écoles aussi, le débat apparaît, avec près de 200 incidents recensés en France. Et des enseignants plus que démunis. Dès janvier 2015, l’IFOP publie une note sur la mobilisation lors de la journée d’hommage du 11 janvier. Avec une constatation : le taux de mobilisation est d’autant plus élevé que le score de Marine Le Pen à la présidentielle de 2012 est faible. S’opposent ainsi une France qui a décroché et une France qui va mieux. Ce sera d’ailleurs la thèse de l’essai d’Emmanuel Todd.

Mais à ces premières polémiques, Charlie portera bientôt avec lui un autre débat, celui de la laïcité. En janvier 2016, 71 % des Français se disent toujours « Charlie ». Et le même pourcentage considère alors que la « laïcité est en danger ». Romain Badouard analyse aussi cette évolution du débat, passant de la liberté d’expression à celui sur la laïcité, portée notamment par des personnalités politiques de premier plan comme Manuel Valls, alors Premier ministre. Et avec un constat : celui d’une impasse totale entre les tenants de chaque camp. « La qualité du débat public en France s’est dégradée de manière dramatique. La répétition des attentats a tout crispé », expliquait le chercheur à Libération en janvier 2018. Un sentiment partagé par Édouard Delruelle : « Il faut déplorer que les tragédies de Paris n’aient pas été l’occasion pour ceux qui débattent de la démocratie, de remettre en question leurs certitudes et leurs évidences. Au contraire, dès la stupéfaction passée, chaque camp s’est trouvé comme conforté dans sa position et son opposition au camp d’en face – qu’il s’agisse du camp “républicain” qui défend les acquis de la sécularisation (la relégation de la religion dans la sphère privée) et une vision assimilationniste de la citoyenneté et de la laïcité, ou du camp “multiculturaliste” qui plaide, à l’inverse, pour la reconnaissance des communautés ethnoculturelles ou religieuses et exige que l’État garantisse leur visibilité dans l’espace public. » Un non-débat qui a laissé la place aux positions les plus radicales.

Une société malade de ses mots

Pourtant, bien loin de l’effervescence médiatique – en 2018, 61 % des Français se disaient encore Charlie –, les attentats contre Charlie Hebdo n’en finissent pas de mettre en question nos modes de pensée, relève Loïc Nicolas, docteur en rhétorique à l’ULB. Selon lui, le malaise reste total face aux amalgames possibles, à la fragilité de la concorde sociale, face à nos propres ambiguïtés. Voilà à ses yeux des années qu’on escamote ce malaise en ressassant les mêmes explications (crise économique, échec du modèle d’intégration, montée de l’islamisme radical) sans essayer d’aller plus loin, sans s’exposer au risque de la nouveauté. Il écrivait ceci, trois mois après les attentats : « On se contente de vieilles rengaines sans prendre enfin le risque de la nouveauté […] On se refuse à reconnaître que nous sommes désarmés, sans outils et bien souvent sans voix face à l’ampleur de l’événement, face aux implications qu’il porte ; face aux tragédies à venir. » (3) Loïc Nicolas en appelait à affronter cet événement comme le signe d’une crise plus profonde. « Laquelle, de beaucoup, dépasse l’islam, la société française et le strict enjeu de la liberté d’expression. » Car à ses yeux notre société est malade de ses mots, malade de son incapacité à les assumer, malade de ne savoir y répondre…

« On n’a pas tiré les conséquences de cet événement. Dans une société qui a terriblement peur des désaccords, on n’a pas voulu assumer ce “Je ne suis pas Charlie”, notamment dans la bouche des jeunes qui le portaient. On a préféré étouffer la dissension plutôt que de l’exploiter dans le débat démocratique. On s’est plutôt enfoncé dans le déni », conclut Loïc Nicolas. Cinq ans après les attentats, il y a surtout un constat d’échec. Qu’on soit Charlie ou qu’on ne le soit pas.

 


(1) Romain Badouard « “Je ne suis pas Charlie. « Pluralité des prises de parole sur le web et les réseaux sociaux », mis en ligne sur https ://hal.archives-ouvertes.fr, le 5 janvier 2016.
(2) Édouard Delruelle, « Charlie, violence et civilité. Réflexions sur la liberté d’expression », mis en ligne sur http ://blogs.ulg.ac.be/edouard-delruelle, le 8 avril 2016.
(3) Loic Nicolas, « Charlie ou la société malade de son verbe », dans La Cité, avril 2015, pp.22-23.