L’incursion du cannabis sur le marché belge suit une équation sous tension : d’un côté, les vendeurs de produits dérivés du chanvre profitent du vide juridique. De l’autre, le gouvernement compte freiner la tendance annonciatrice d’une légalisation généralisée qu’il considère comme dangereuse pour la santé publique. Pétard mouillé ou véritable révolution ?
Une brume verte plane sur la planète et enivre ses dirigeants. De plus en plus de pays s’ouvrent au cannabis et en autorisent la consommation à usage thérapeutique ou récréatif. Le Canada a, à son tour, emprunté cette voie le 17 octobre dernier et en Belgique, ils sont nombreux à vouloir surfer sur cette vague de tolérance pour forcer les portes d’un marché belge particulièrement hermétique. Et l’industrie du cannabis a plus d’une gousse dans son pax pour séduire. Son dernier tour de passe-passe : la commercialisation du cannabidiol (CBD), un autre cannabinoïde présent dans la plante. Contrairement à la molécule psychotrope la plus connue, le tétrahydrocannabinol (THC), le CBD n’est pas psycho-actif et possède des vertus médicinales démontrées par plusieurs études qui ont souligné ses effets relaxants, antidépressifs, antioxydants et anti-inflammatoires. Enfin, le CBD ne fait l’objet d’aucune interdiction dans les textes de loi européens.
Un médicament ? Mais pas que…
Bien qu’une tolérance sous conditions existe vis-à-vis de la consommation du cannabis en Belgique, le gouvernement a récemment durci le ton : dans le dernier arrêté royal qui réglemente les substances stupéfiantes et psychotropes daté du 6 septembre 2017, les autorités ont omis de transposer dans le droit belge une directive européenne qui autorise les produits dont la concentration en THC n’excède pas 0,2 %. Résultat : les amateurs de la plante verte voient jaune parce que le « cannabis » se voit purement et simplement interdit. Pourtant, il convient de discerner les substances, insiste le porte-parole de l’ASBL Infor-Drogues, Antoine Boucher. « Il y a encore trop de confusion. Les avancées technologiques et les croisements d’espèces de plantes ont permis de créer des variétés qui ne contiennent plus de THC. Ces dernières ne correspondent plus au cadre juridique actuel, qui mériterait des précisions. Reste à voir dans quel sens on veut combler ce vide législatif, car dès que l’on parle de cannabinoïde, il y a un mélange de crispations, de craintes irrationnelles, de moralisme et d’hystérie collective. » Le statut à donner au CDB pose également question. La meilleure option, qui consisterait à le reconnaître comme un « médicament », ne satisfait qu’à moitié Antoine Boucher. « Dans ce cas précis, la molécule serait uniquement disponible pour traiter des pathologies. Ceux qui s’en servent pour ne pas retomber dans l’alcool, par exemple, n’y auraient plus accès. Toutefois, le pire des scénarii serait que le gouvernement interdise le CBD. »
Un produit qui dérange
En Belgique, Maxence Hanus fut le premier à se lancer dans la vente de produits dérivés du chanvre. En juillet dernier, alors que la terre entière a les yeux rivés sur le Mondial russe et que la Belgique vibre au rythme des dribbles d’Eden Hazard, le Carolo de 32 ans effectue lui aussi une retournée surprenante. Le jeune homme démissionne de son poste d’assistant-gérant au sein d’une entreprise de construction pour ouvrir un magasin dédié au chanvre. Depuis, une cinquantaine de magasins lui ont emboîté le pas sur le territoire francophone. Et le constat est clair : entre ces commerces et les Belges, l’amour est « consumé ». Fleurs de chanvre, tisanes, crèmes CBD, liquides pour cigarettes électroniques, compléments alimentaires, l’offre peine à suivre la demande. Cependant, l’euphorie de ces entrepreneurs sera de courte durée, car leurs activités suscitent l’ire des autorités qui refusent de laisser fleurir un business border line. Le SPF Santé publique, l’Agence fédérale pour la sécurité de la chaîne alimentaire (AFSCA) et l’Agence nationale de sécurité du médicament et des produits de santé (AFMPS) multiplient les offensives et les saisies. L’AFSCA se défend toutefois de tout acharnement. La règle, c’est la règle : « Tout produit qui n’a pas de dérogation est interdit », précise sa porte-parole, Stéphanie Maquoi, qui souligne que « les démarches coûteuses et chronophages, à effectuer pour l’introduction de chaque nouveau lot de produits, peuvent en décourager certains ». Même son de cloche du côté de l’AFMPS qui, par la voix de sa porte-parole Ann Eeckhout, martèle que « tous les produits au THC ou au CBD sont interdits ».
Un business florissant
Pour défendre leurs intérêts, les partisans des produits dérivés du chanvre s’entourent de cabinets d’avocats et se structurent progressivement autour de la Fédération du cannabis belge (FECAB), sorte de syndicat également chargé de prémunir le secteur de dérives éventuelles. « C’était nécessaire, car les tensions sont énormes », nous explique Maxence Hanus, persuadé que les autorités subissent une pression des lobbys pharmaceutiques. « Les contrôles se concentrent surtout sur l’huile de chanvre au CBD. Cette molécule se vend aussi en pharmacie dans des médicaments comme le Sativex qui coûte plus de 600 euros pour 1500 milligrammes de principes actifs. C’est très cher. Et ils voient d’un mauvais œil que nous en vendions à des prix plus compétitifs. » Infor-Drogues partage cet avis. « On a toujours évoqué les mêmes raisons pour l’interdiction du cannabis qui a “trop de vertus pharmaceutiques” », renchérit Antoine Boucher. Selon lui, l’inhalation de gaz brûlés est à proscrire mais légaliser le cannabis permettrait notamment de sortir de la clandestinité de nombreux consommateurs, parfois des personnes malades, qui utilisent le cannabis comme soins palliatifs, et qui le préfèrent à certains médicaments aux effets secondaires nuisibles.
Outre les retombées sanitaires, les opportunités économiques d’un cannabis contrôlé par l’État interpellent de nombreuses sociétés qui lorgnent les bénéfices potentiels. Il faut dire que le marché est porteur : 183 millions de consommateurs (soit 3,8 % de la population mondiale) et une niche estimée à 177 milliards de dollars dont 12 millions seulement sont classés « légaux ». Les chiffres des Nations unies donnent le tournis et les projections s’affolent à la vue d’une demande toujours croissante.
Quels modèles ?
Les opposants aux produits dérivés craignent qu’ils constituent une porte ouverte vers une légalisation du cannabis. Un non-sens pour Antoine Boucher qui se souvient qu’on avait brandi le même argument pour les e-cigarettes. « Ce n’est pas comme ça que ça fonctionne. Si on suivait le même raisonnement, une tisane mènerait au cannabis. C’est ridicule. Pourquoi se priverait-on d’une alternative moins toxique ? » questionne le représentant de l’ASBL qui invite les pouvoirs publics à « sortir d’une logique de prohibition empêchant toute prévention efficace ». « La France, dont la législation est l’une des plus strictes en Europe, est l’un des pays où l’on consomme le plus de cannabis. Pour le moment, les gouvernements successifs ne mènent que des politiques de façade qui justifient un arsenal répressif démesuré. C’est caractéristique d’un État où la police constitue un puissant lobby qui veut garder un certain contrôle social. À côté de ça, sur une “échelle de toxicité”, rappelons que le cannabis est moins dangereux que le tabac ou l’alcool, qui sont vendus partout. »
Un groupe de travail, créé à la demande de la ministre de tutelle Maggie De Block (Open VLD) et composé d’experts de l’AFSCA, de l’AFMPS et du SPF Santé publique, envisage actuellement l’avenir des produits dérivés du chanvre. Reste à voir quels modèles inspireront ce comité. Car l’herbe n’est pas forcément plus verte ailleurs. Aux Pays-Bas, la tolérance est bien plus grande mais le problème n’en est pas moins schizophrénique : la consommation et la vente sont autorisées mais la production est longtemps restée illégale, donc exploitée par le marché noir. En Belgique, en attendant que le fédéral tranche la question, le secteur se développe, engage et génère des revenus importants. Et le soutien de certains politiques pourrait jouer en sa faveur. La députée fédérale Kattrin Jadin (MR) s’est fendue d’un plaidoyer favorable à une légalisation qui permettrait de « résorber le trafic illégal et l’influence des réseaux criminels, de réguler la quantité en circulation mais aussi d’atteindre un objectif de santé publique en contrôlant qualitativement les produits présents dans les rues du pays ».