Il est presque vieux comme le monde. Mais reste méconnu. Le cannabis thérapeutique, de quoi s’agit-il ? Quel est son but, quels sont ses atouts ? Qu’en pensent les médecins ? Et pourquoi ne peut-il pas être prescrit en Belgique ? Quand l’histoire de la médecine se penche sur une drogue-médicament autorisée là-bas et interdite ici, c’est la liberté de (se) soigner qui entre en jeu.
Cela devait se passer il y a plus de 10 000 ans, quelque part en Asie. Au détour d’un chemin champêtre, un hominidé curieux, peut-être un Cro-Magnon, s’est arrêté, intrigué par une plante dont les feuilles dégageaient un parfum suave et qui donnaient à l’ensemble une esthétique toute particulière, surtout au moment de la floraison. Il y a fort à penser que la plante de l’époque (cannabis sativa, ruderalis ou indica, peu importe) possédait déjà les mêmes caractéristiques que celles que nous connaissons actuellement, en termes de biologie et de biochimie.
A-t-il emporté quelques spécimens pour les faire découvrir auprès des membres de la tribu, en a-t-il goûté, très certainement, consommé en salade ? Nul ne le sait. Comment les effets ressentis ont-ils été décrits ? Sans le savoir, cet hominidé venait de faire l’expérience de l’existence des récepteurs endocannabinoïdes.
Un usage thérapeutique ancestral
On retrouve déjà des éléments faisant référence à l’usage du cannabis naturel à l’époque néolithique, ce qui en fait l’une des premières plantes domestiquées et utilisées par l’être humain. Plusieurs études en botanique et historiques démontrent son apparition dans certains foyers préhistoriques au même moment, à la fois au Japon et en Europe de l’est entre il y a environ -11 500 et -10 200 ans. Dire que cette plante est une « vieille connaissance » de l’espèce humaine est une évidence.
Toujours est-il que depuis lors les vertus de cette plante ont été largement exploitées, soit en consommation naturelle, soit par inhalation après séchage, soit, enfin, en en récoltant la résine.
On retrouve des évocations de son usage dans des textes « médicaux » où l’on décrit l’effet « anesthésiant » (en Chine) ou antalgique (en Israël), et ce, dès l’Antiquité. Sous différentes formes au Moyen Âge et jusqu’au début du XXe siècle, cette plante s’est également retrouvée dans des ouvrages médicaux et son usage largement décrit et commenté. Ce n’est pas un secret médical que de dire que la reine Victoria d’Angleterre a été soignée par une préparation (teinture) de cannabis.
Détrôné par l’aspirine
Mais la mise sur le marché de l’aspirine et d’autres molécules va estomper le recours au cannabis médicinal. Par contre, l’usage récréatif persistera et ne fera d’ailleurs que s’amplifier. Il sera même possible de se procurer des cigarettes à base de cannabis dans les années 1920. Depuis la dernière décennie, le marché prend des proportions énormes, ce qui n’est pas sans poser un problème à la fois de santé publique (produits de plus en plus puissants mais également de moindre qualité en raison de l’usage d’engrais et de pesticides) mais aussi sociétale puisque le marché entretient une économie parallèle qui est tout sauf philanthropique (blanchiment d’argent, achat d’armes, financement de groupes terroristes). Ce n’est pas l’objet de l’ouvrage de Patrick Dewals1 mais on ne peut ignorer les faits, que ni la prohibition ni une législation punitive ne peuvent enrayer.
Les CB, une découverte majeure
L’intérêt scientifique pour le cannabis ne connaîtra un véritable essor que durant les années 1960 avec l’identification par Mechoulan et Gaoni, en 1964, d’une substance active : le delta-9-tétrahydrocannabinol ou THC. Et surtout, la mise en évidence, près de trente ans plus tard des récepteurs cannabinoïdes (CB) dans le cerveau humain par l’équipe de Matsuda en 1990 et le système immunitaire par l’équipe de Munro en 1993 (CB 2). Il est intéressant de constater que ces récepteurs sont déjà présents au cours de l’évolution de la vie sur terre. On les retrouve chez l’oursin de mer, le chien, les primates et bien entendu chez tous les êtres humains. C’est en 1995 que sera isolée la première molécule endogène (endocannabinoïde), l’anandamide, dont le nom vient du sanskrit ananda, et qui signifie béatitude, et d’amide en raison de sa structure moléculaire. L’anandamide se retrouve également en faible quantité mais c’est une autre histoire.
La nature ne s’encombrerait pas d’un système aussi complexe s’il n’avait aucun rôle ni aucune utilité.
L’existence et la persistance d’un système endogène cannabinoïde au cours de l’évolution ne peut laisser indifférent et surtout, il serait incompréhensible de ne pas chercher à comprendre sa ou ses fonctions physiologiques. La nature ne s’encombrerait pas d’un système aussi complexe s’il n’avait aucun rôle ni aucune utilité, tout comme il serait inconcevable de ne pas exploiter ce système pour améliorer l’une ou l’autre fonction physiologique.
Une atteinte de la liberté thérapeutique
À ce sujet, rappelons que les dérivés du cannabis ont été utilisés dans des indications diverses : les nausées, notamment en cas de chimiothérapie ; les douleurs spastiques, notamment dans la sclérose en plaques ; la perte de l’appétit (orexigène) ; le glaucome (hypertension intraoculaire), comme antidouleur, dans la plupart des affections chroniques comme les cancers ou certains syndromes inflammatoires ; certaines épilepsies réfractaires, notamment chez l’enfant ; la maladie de Parkinson ; la schizophrénie, etc. Le champ des investigations est vaste et il reste encore beaucoup à apprendre.
La situation actuelle est particulièrement complexe puisque la législation belge ne permet pas l’usage de dérivés naturels du cannabis (Sativex) en médecine, excepté dans le cadre de la sclérose en plaques et uniquement en cas de spasticité. Ce n’est pas le cas d’autres pays comme le Canada, les Pays-Bas, l’Allemagne, Israël et certains États d’Amérique du Nord.
La Belgique est à la traîne et met autant les patients que les médecins dans une situation inconfortable, puisqu’il y a à la fois une limitation de la liberté thérapeutique pour les uns et une non-accessibilité à un produit potentiellement efficace pour les autres. Évoquer le fait qu’il n’y a pas assez de données disponibles, que la douleur est un phénomène subjectif, qu’il a des risques de toxicité ou que la substance est dangereuse relève d’un manque coupable de discernement.
Des effets bénéfiques indéniables
Pourtant, l’expérience acquise au fil des années, les témoignages recueillis, les patients soulagés après avoir dû affronter et franchir des obstacles nous confortent dans le fait que les dérivés médicinaux du cannabis apportent une plus-value dans certaines situations cliniques que d’autres médicaments ou techniques ne peuvent soulager ou alors au prix d’effets secondaires intolérables. Nier l’évidence est plus qu’une faute, c’est une marque d’ignorance. Est-il nécessaire de dire que l’aspirine est potentiellement beaucoup plus dangereuse que le cannabis ?
On constate en revanche un regain d’intérêt pour une autre substance naturelle issue du cannabis : le cannabidiol ou CBD. Cette molécule n’a pas les effets psycho-mimétiques du THC (euphorie notamment). Elle est l’un des composants du sativex® (qui contient aussi le THC) mais elle n’est pas considérée comme un stupéfiant. Son usage sous forme d’huile se répand de plus en plus mais elle n’est pas non plus considérée à part entière comme un médicament, les médecins belges ne peuvent donc pas la prescrire. Il est clair que nous n’en sommes plus à un paradoxe près. Il y a là aussi beaucoup de travail en perspective.
Certes, les dérivés du cannabis ne sont pas dénués d’effets secondaires et il faut savoir en maîtriser l’usage, mais ce n’est pas en les diabolisant que l’on fait preuve d’intelligence. En janvier 2017, la NASEM (National Academy of Sciences, Engineering and Medicine) a publié un rapport portant sur l’usage du cannabis durant les 15 dernières années. Celui-ci s’appuie sur plus de 10 000 publications et identifie une centaine de domaines dans lesquels le cannabis a un intérêt thérapeutique potentiel, du cancer du poumon aux problèmes d’addiction. Comment feindre d’ignorer cela si ce n’est de mauvaise foi ?
C’est la personne qui souffre qui dit sa souffrance, pas un médecin, pas un juge, pas un ministre. Il est inadmissible qu’un malade soit pénalisé deux fois. Une première fois en raison de son état, une seconde en raison du fait qu’on lui interdit l’accès à ce qui pourrait lui apporter un soulagement. De même, c’est la liberté des patients qui est entravée tout comme celle de soignants qui ne peuvent proposer et prescrire des traitements potentiellement efficaces.
Nos ancêtres avaient déjà perçu l’intérêt du cannabis en médecine, mais sans comprendre les mécanismes d’action. Nous sommes en mesure de le faire et de les utiliser. Ce n’est pas une question de courage, c’est un devoir. Et surtout, sortons de l’ignorance entretenue pour des raisons qui ne sont pas justifiées.
1 Patrick Dewals, Medicinale Cannabis, meer dan een medische kwestie, Antwerpen-Apeldoorn, Garant, 2018.