La lecture d’ouvrages censés aider à améliorer la connaissance de soi et à valoriser ses talents et potentiels pour une meilleure qualité de vie est une pratique un peu cachée… et pourtant en plein essor. À l’intérieur de ces livres, la même promesse : la situation a beau être désespérée, vous pouvez y remédier.
Cessez d’être gentil : soyez vrai !, S’affirmer et oser dire non, Réussir son couple, Un merveilleux malheur : les titres prêtent à sourire, mais les chiffres de vente, eux, exaltent carrément les éditeurs. Balayant l’amour, le travail et la famille comme trois sphères aussi célestes qu’entièrement maîtrisables (fût-ce par le « lâcher-prise »), les ouvrages de développement personnel vont des plus respectables – Boris Cyrulnik en tête – à la plus suspecte tambouille New Age. Tous sont cependant construits sur deux postulats identiques : il n’y a pas de malheur auquel vous ne puissiez rien faire et il n’y a pas de malheur dont vous ne puissiez rien faire. Une philosophie du bonheur qui agace prodigieusement certains intellectuels, comme la Française Julia de Funès à qui l’on doit Le Développement (im)personnel : le succès d’une imposture (1) : « C’est une littérature qui se veut émancipatrice et qui est en fait une forme d’asservissement », expliquait-elle récemment au micro de France Inter, rejoignant les critiques classiquement adressées à ce type d’ouvrages : ils renforceraient l’individualisme de nos sociétés tout en manipulant les masses, façon nouvel opium. La philosophe n’hésite pas à parler du « vide intersidéral » de ces textes qui prétendent s’adresser à chacun et chacune mais valoir pour tout le monde. Pour Nicolas Marquis, sociologue à l’Université Saint-Louis, auteur de Du bien-être au marché du malaise. La société du développement personnel (2), cette critique sur le contenu passe à côté de l’essentiel : « Il y a peut-être plein de bêtises dans ces ouvrages, mais de mon point de vue, c’est comme une partition de musique. Tant que personne ne la joue, c’est un texte mort. Ce qui est intéressant, c’est de voir ce que les gens en font. Il y a une dimension de performance. »
Le développement personnel n’est pas une religion au sens monothéiste mais plutôt une théodicée, c’est-à-dire une pensée qui explique la répartition du malheur et du bonheur.
Experts d’expérience
Car on ne tombe pas dans le développement personnel par hasard. Parmi les lecteurs interviewés par Nicolas Marquis, beaucoup ont entrepris leur première lecture au moment où ils se trouvaient dans une impasse. « La plupart du temps, il y a une brèche. Ça allait, et puis un jour, ça ne va plus. Les solutions qui fonctionnaient avant ne sont plus efficaces. Beaucoup de lecteurs se défendent d’ailleurs de leur investissement. Ils disent : “Je n’y croyais pas et pourtant ça a march锫 , commente le chercheur qui parle d’une « attente d’efficacité » dans le chef de ce lectorat. Julia de Funès s’indigne pour sa part qu’on puisse se réfugier dans ces discours qui flattent notre narcissisme plutôt que de consulter un psychiatre. « Le développement personnel a justement très bien compris qu’aujourd’hui, on accepte de moins en moins que quelqu’un vienne nous dire ce qui est bon pour nous », rebondit Nicolas Marquis. « Nous préférons désormais les relations horizontales plutôt que verticales. Les auteurs de ces ouvrages ne se légitiment pas par le capital culturel classique mais par l’expérience. C’est la logique de l’expertise par les pairs : les personnes qui peuvent vraiment vous aider, ce sont les personnes qui sont déjà passées par là. »
Selon la logique du développement personnel, il n’est pas de problèmes sans solution, et pas de solution qui ne soit déjà « en vous ». Votre travail vous déprime à mourir ? Si vous ne pouvez pas en changer, vous pouvez au minimum « modifier votre regard sur la situation ». Idem pour votre conjoint, votre mère et vos enfants. Tout serait une question de perspective, mais tout aurait aussi un sens ! « Le développement personnel brouille complètement les cartes par rapport aux lignes de fracture classique de la psychologie, entre d’une part les théories psychodynamiques et d’autre part les thérapies cognitivo-comportementales : il mange à la fois au râtelier du sens et au râtelier du fonctionnement », appuie Nicolas Marquis.
Le potentiel caché
Sommes-nous pour autant dans un système moins normatif que celui de la psychiatrie, des religions ou des doctrines philosophiques ? « En apparence, oui, car les ouvrages de développement personnel prétendent travailler sur les moyens et non sur les buts. Mais en réalité, eux aussi proposent une vision de la vie bonne : la vie bonne, c’est la vie que vous avez choisie, dont vous pouvez répondre. Mais il y a plus : c’est une vie vécue au maximum de ses possibilités, c’est-à-dire une vie sans regret. » Dans cette logique, le renoncement, traditionnellement considéré par la psychanalyse comme le signe de la maturité, devient symptôme d’immaturité. En revivifiant nos fantasmes de toute puissance, le développement personnel appelle à une extension du moi, dans laquelle l’humilité n’a pas sa place. « Ce n’est pas une pensée du bien-être mais du mieux-être : même si vous estimez aller extrêmement bien, vous pouvez encore aller mieux ! »
Cet appel à un accroissement des richesses intérieures ne peut être compris qu’en regard de notre organisation sociale. « Nous vivons dans des sociétés individualistes, c’est-à-dire des sociétés où “théoriquement”, nous sommes tous égaux. Sauf qu’en pratique, nous sommes tous inégaux. Nous vivons donc dans une tension qui, dans les sociétés inégalitaires et holistes, était réglées par le statut : si vous étiez inégaux de fait, c’est parce que vous étiez inégaux de droits », analyse Nicolas Marquis. Aujourd’hui, chaque individu est au contraire sommé de définir lui-même qui il est par rapport aux autres, mais aussi de comprendre pourquoi sa situation est telle qu’elle est. « Le développement personnel n’est pas une religion au sens monothéiste mais plutôt une théodicée, c’est-à-dire une pensée qui explique la répartition du malheur et du bonheur. Et qui l’explique à partir d’une règle : tout le monde a un potentiel caché. »
Un potentiel qu’il serait possible de racler jusqu’à la moelle, loin de l’idée que quelque chose demeure toujours en nous de plus grand que nous, inaccessible et mystérieux – loin, en somme, de toute dimension spirituelle. Non seulement la solution est en vous mais la vérité n’est pas ailleurs. Selon le sociologue, « dans cette logique, ceux qui sont plus heureux que moi sont simplement ceux qui ont davantage profité de leurs potentialités ». Quant à ceux qui sont plus malheureux, ils peuvent toujours se plaindre, mais ni trop fort ni trop longtemps : on leur enjoindra plutôt de prendre leur destin en main. Et de commencer par lire un ouvrage de développement personnel.
(1) Julia de Funès, Le Développement (im)personnel : le succès d’une imposture, Paris, éditions de l’Observatoire, 2019.
(2) Nicolas Marquis, Du bien-être au marché du malaise. La société du développement personnel, Paris, PUF, 2014.