Appel aux « valeurs traditionnelles », à la religion, homophobie d’État, supériorité de la Constitution sur le droit international… Si la loi fondamentale proclame toujours que la Fédération de Russie est un État laïque, elle évoque aussi désormais la « foi en Dieu » comme héritage. D’autres amendements, constituant un socle de valeurs conservatrices, ont été récemment introduits dans cette Constitution, qui autorise Vladimir Poutine à prolonger le nombre de ses mandats présidentiels.
« Je propose d’introduire un amendement à la Bible, afin d’y faire figurer Poutine. » Pour qui a suivi l’actualité politique et constitutionnelle du printemps et de l’été 2020 en Russie, cette blague, qui a circulé sur les réseaux sociaux au moment du « vote populaire » organisé fin juin, début juillet, résonne de façon particulière. Elle croise, dans une formule condensée, ce qui représente sans doute les deux éléments les plus importants de ce changement constitutionnel, validé, selon les chiffres officiels, par un « oui » des électeurs à hauteur de 77 % : d’une part, la « remise des compteurs à zéro » (obnulenie) du nombre de mandats présidentiels pouvant être exercés consécutivement par une même personne, ouvrant donc la voie à deux possibles mandats supplémentaires pour Vladimir Poutine à la présidence russe (jusqu’en 2036) et, d’autre part, l’introduction de Dieu dans la Constitution. Le miroir que propose cette plaisanterie renvoie également à la personnification du pouvoir et à une forme de chassé-croisé entre le spirituel et le temporel.
Alors que la Fédération de Russie est définie comme un « État laïque » à l’article 14 et que, d’après cet article, « aucune religion ne peut s’instaurer en qualité de religion d’État ou obligatoire », un article sur les « millénaires » de continuité historique de la Fédération de Russie valorise « la mémoire de nos ancêtres qui nous ont transmis des idéaux et la foi en Dieu ». D’autres amendements ont été introduits, allant de la définition du mariage en tant qu’union exclusivement entre un homme et une femme, à l’affirmation de la primauté de la Constitution russe sur le droit international, en passant par le renforcement des prérogatives du Conseil de sécurité et du Conseil d’Etat de la Fédération de Russie ou par la mise en valeur de la langue russe comme « constitutive de l’État ».
Un texte fondateur rattrapé par la réalité
En 2001, en 2003 et en 2005, le président Poutine avait assuré qu’ il n’avait aucunement l’intention de modifier la Constitution. En 2008, il avait d’ailleurs ajouté que s’il pensait « que le format totalitaire était l’idéal pour [notre] État », il aurait changé la Constitution. Que doit-on dès lors comprendre de cette réforme constitutionnelle ? Le bouquet d’amendements introduits en 2020 se cristallise dans un changement constitutionnel qu’en réalité un maillage législatif avait déjà préfiguré au fil des années précédentes, en même temps qu’une pratique politique.
Il y a quelques années, les Pussy Riot, avait organisé une performance au sein de l’église du Christ sauveur à Moscou en scandant notamment « Marie, mère de Dieu, chasse Poutine ! ». Acte ici parodié sur une affiche à Novosibirsk. © Alexandr Kryazhev/Sputnik/AFP
La question des valeurs peut, précisément, être analysée sous cet angle. En effet, un arsenal législatif adopté en juin 2013, dont une loi pénalisant les « offenses au sentiment religieux des croyants », avait déjà posé une balise dans cette direction. En amont, l’affaire des Pussy Riot – un groupe de jeunes punkettes ayant organisé une performance au sein de l’église du Christ sauveur à Moscou en scandant notamment « Marie, mère de Dieu, chasse Poutine ! » avait également montré l’influence potentielle de l’Église orthodoxe. Le commissaire aux droits de l’homme Vladimir Loukine avait plaidé en faveur d’une réaction clémente, qualifiant leurs actes de « polissonnerie ». Mais trois des jeunes femmes ont été condamnées à deux ans de colonie pénitentiaire pour « vandalisme et incitation à la haine religieuse », après que l’Église orthodoxe eut lancé une pétition pour qu’elles soient jugées pour ce second fait.
Par ailleurs, après son retour à la présidence en 2012, Vladimir Poutine a développé une narration de la spécificité russe et de ce qui, au Kremlin, est qualifié de « démocratie souveraine ». Le mariage homosexuel, légal dans plusieurs États membres de l’Union européenne, et la question LGBT de façon plus générale ont été brandis comme marqueurs par excellence de la « décadence » des démocraties occidentales. En 2013, une loi pénalisant, littéralement, « la propagande sur les relations sexuelles non traditionnelles à l’égard des mineurs » a été adoptée par la Douma. En 2020, un clip clairement homophobe a été diffusé pour inciter les électeurs à aller voter. En phase avec l’Église orthodoxe qui avait présenté dès 2006 un panel de « droits de l’homme orthodoxes » alternatifs à la définition universaliste des droits humains, le Kremlin forge un socle de valeurs traditionnelles et conservatrices censées faire de la Russie un pôle civilisationnel à part entière.
Singulariser le destin de la Russie
La primauté donnée à la Constitution russe face au droit international s’inscrit également dans la tendance déjà à l’œuvre. La Constitution russe de 1993, texte inspiré des Constitutions américaine et française, consacrait certes la victoire politique d’un Boris Eltsine. Si elle donnait de fortes prérogatives à l’institution présidentielle, elle affirmait néanmoins les principes démocratiques, la séparation des pouvoirs, et le respect des droits et des libertés. Il s’agissait d’une période d’émergence d’une Russie indépendante, dans le sillage de la perestroïka de Gorbatchev puis de l’effondrement de l’Union soviétique. La Russie proclamait son adhésion aux grands principes démocratiques et son désir de rejoindre la communauté internationale. Elle devenait membre du Conseil de l’Europe en 1996, ratifiant alors la Convention européenne des droits de l’homme. Or, en 2015, une loi a conféré à la Cour constitutionnelle russe la possibilité de déterminer, sur demande du président ou du gouvernement fédéral, si une décision d’un « organe international pour la protection des droits humains et des libertés », tel que la CEDH, était contraire à la Constitution russe et donc « non applicable ». L’article 79 reformulé s’inscrit dans cette tendance : singulariser la Russie et la rendre indemne face à l’influence éventuelle d’organes internationaux dont elle fait pourtant partie.
Après deux guerres de Tchétchénie particulièrement meurtrières, une dégradation continue de la situation des droits et des libertés en Russie avec une réduction de l’espace dévolu à la libre expression, les amendements introduits dans la Constitution en 2020 entérinent les évolutions politiques récentes et des pans législatifs déjà présents. Ils dessinent aussi un programme pour les années à venir. Si tout ce qu’a fait l’homme peut être défait, ces amendements inscrivent néanmoins dans le texte une feuille de route, que certains internautes résumaient par l’affirmation suivante : « Avant, Poutine était le garant de la Constitution ; maintenant c’est la Constitution qui sera la garante de Poutine. »