Espace de libertés | Octobre 2020 (n° 492)

Les emplois verts à la croisée des crises


Dossier

Sauvegarder la planète, gagner des emplois et réorganiser les modes de travail : ce pourrait être le triple dividende de la reconversion écologique qui s’impose pour rebâtir notre économie de fond en comble.


La prise de conscience qu’une catastrophe écologique – susceptible de rendre tout ou partie de la Terre inhabitable – est possible à relativement court terme est de plus en plus répandue. Les récents travaux français qui montrent que le réchauffement de l’atmosphère pourrait augmenter de 7 °C avant la fin du siècle par rapport à la période pré-industrielle la confortent. Dès lors, une unique solution s’impose : tout mettre en œuvre pour ralentir, sinon stopper, ce processus et organiser nos sociétés pour leur permettre de résister à une forte hausse des températures. Cet engagement dans ce que j’appelle la « reconversion écologique »1 – notamment pour souligner le caractère radical de la bifurcation à opérer – est impératif.

Cette contrainte peut se décliner de multiples manières et générer, si elle est bien menée, ce que l’on nomme parfois un double voire un triple dividende – le premier étant évidemment la sauvegarde de ce que le philosophe Hans Jonas appelle « des conditions de vie authentiquement humaines sur terre ». Le deuxième dividende est constitué par la création d’emplois que pourrait entraîner un tel processus. Ces dernières années, plusieurs estimations du nombre d’emplois créés par la transition écologique ont été réalisées. La plupart de ces projections mettent en lumière un solde net positif en matière d’emploi en 2020, en 2030 ou en 2050, qui s’explique notamment par le fait que les activités économiques à développer (isolation des bâtiments, développement des énergies renouvelables, renforcement des infrastructures et des transports en commun, agroécologie…) ont un contenu en emploi beaucoup plus élevé que celles dont il faudra(it) réduire le volume. Les travaux internationaux confirment cette tendance : le rapport de l’Organisation internationale du travail de 2018 prévoit ainsi des créations d’emplois à hauteur de 24 millions dans le monde à l’horizon 2030.

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Une relance verte favorable à l’emploi

La crise de la Covid-19 a rendu l’éventualité d’une relance verte à la fois moins certaine (la tentation d’une relance brune, semblable à celle de 2008, est forte), mais également plus désirable, les sommes consacrées à la réparation des dégâts engendrés par le confinement ou par l’arrêt de l’activité économique étant désormais plus proches des montants financiers nécessaires à la transition. Avant la crise sanitaire, un certain nombre de travaux s’accordaient en effet sur l’urgence d’un investissement public d’au moins 20 milliards d’euros par an pendant vingt ans (pour la France), montant qui apparaissait colossal et inenvisageable à l’époque, mais qui semble tout à fait accessible dès lors que les plans de relance se comptent d’ores et déjà en dizaines de milliards d’euros et que les interdits qui pesaient sur l’endettement public ont été surmontés.

Les travaux de la Convention citoyenne pour le climat se sont accompagnés de la production de chiffrages estimant le nombre d’emplois qu’une relance verte serait susceptible de créer. En juillet 2020, dans l’annexe à l’important rapport du Haut Conseil pour le climat, l’Agence de la transition écologique (Ademe) a ainsi chiffré à 600 000 le nombre d’emplois qu’une relance verte dessinée par l’Institute for Climate Economics (I4CE) pourrait créer à l’horizon 2030. Mieux, une étude publiée au même moment par le WWF et le cabinet Ernst and Young chiffrait le nombre d’emplois créés ou maintenus par une relance verte entre un et deux millions d’emplois (ETP) d’ici 2022, principalement dans les secteurs de la rénovation énergétique, des énergies renouvelables, des transports écologiquement viables, de l’agriculture bio et du tourisme durable. L’étude précise que « c’est près de deux fois plus que sans soutien ambitieux fléché vers la transition écologique dans le plan de relance2 ». Le policy brief de l’OIT publié le même mois et intitulé « Covid-19 and the World of Work Jump-Starting a Green Recovery with More and Better Jobs, Healthy and Resilient Societies »3 faisait montre d’un pareil enthousiasme.

Les contraintes de la reconversion écologique

Notons cependant qu’une telle reconversion est tout sauf facile. Non seulement elle nécessite des investissements colossaux, destinés à faire diminuer drastiquement les émissions de gaz à effet de serre, mais elle exige sans nul doute l’adoption de pratiques de sobriété comme le suggèrent par exemple les travaux de l’association négaWatt : le meilleur moyen de freiner nos consommations d’énergie est de ne pas en avoir besoin et de ne pas produire de watts… Elle va également entraîner, n’en doutons pas, d’intenses mouvements de main-d’œuvre, certes à l’intérieur d’entreprises, de filières ou de secteurs, mais aussi entre ceux-ci : les transferts de main d’œuvre entre les secteurs qui devront réduire leurs effectifs et ceux qui devront les augmenter ne seront évidemment pas automatique. Nous devrons tout faire pour anticiper, organiser et accompagner ces mouvements : c’est l’autre raison pour laquelle j’intitule l’ensemble de ce processus « reconversion écologique » : afin de rappeler combien nous avons échoué à mener à bien les reconversions des décennies passées et combien nous devons améliorer nos dispositifs et processus.

Nous disposons malheureusement de peu de travaux sur ces questions, qu’ils soient théoriques ou empiriques. En 2018, un rapport a été rendu par une équipe animée par Laurence Parisot, l’ancienne présidente du Medef, qui a permis de rassembler l’ensemble des études sectorielles disponibles faisant le point sur les projections d’emploi, les différents types d’emplois susceptibles d’être créés et les éventuels mécanismes d’accompagnement. Ces travaux devraient évidemment être prolongés et affinés. Ils devraient permettre de rendre effective ce que divers auteurs, mais aussi les syndicats, notamment la Confédération syndicale internationale, ont appelé une transition juste, c’est-à-dire dont les conséquences négatives ne pèsent pas sur certains segments de la population.

Le climat contre le chômage

Mais un triple dividende est possible. D’abord si nous parvenons à civiliser le processus de reconversion en évitant aux travailleurs et aux travailleuses de passer par la case chômage. D’autres solutions sont aujourd’hui en débat : l’association One Million Climate Jobs propose d’organiser une forme de service public du climat qui embaucherait les personnes privées d’emploi du fait des fermetures de secteurs condamnés pour les mettre dans ceux de la transition écologique. Certains auteurs évoquent la mise en place d’une garantie de l’emploi, définie nationalement et exercée par les territoires, qui permettrait d’employer dans les filières vertes les personnes à la recherche d’un travail. Dans le manifeste4 que nous avons écrit avec Isabelle Ferreras, Julie Battilana et neuf autres collègues, nous suggérons le déploiement d’un tel dispositif en même temps que la « démarchandisation » du travail. Il s’agit de réorganiser en profondeur le monde du travail de manière à donner aux apporteurs de travail la même place dans la décision que les apporteurs de capitaux. Un tel mécanisme de cogestion serait de notre point de vue de nature à changer drastiquement non seulement les conditions concrètes d’exercice du travail, mais également les processus et le contenu mêmes de la production. Raison pour laquelle nous envisageons ces deux éléments comme les circonstances nécessaires, mais non suffisantes à la dépollution de la planète. Qu’il s’agisse d’une sorte de bicaméralisme ou de nouvelles formes de production plus coopératives, ce qui importe est que cette reconversion écologique pourrait être l’occasion d’une réorganisation fondamentale des modes d’exercice et du contenu du travail dans nos sociétés.

Gageons qu’en raison des normes sociales et environnementales dans lesquelles nous devrions désormais enserrer le PIB ainsi que de la démocratisation et de la démarchandisation du travail, les emplois nombreux issus de la relance écologique et de la relocalisation de la production pourraient permettre également une forme de « désintensification » du travail et donc une sortie du fort malaise qui y a été constaté ces dernières décennies. Certains verront dans un tel projet une pure utopie sans lendemain. Comme nous tentons de le démontrer, il est pourtant légitime et sérieux de penser qu’« une autre voie est possible »5.


1 Voir Dominique Méda, La Mystique de la croissance. Comment s’en libérer, Paris, Flammarion, 2013.
2 Le plan de relance proposé par le WWF s’entend.
3 Qui peut se traduire par «  La Covid-19 et le monde du travail sur la voie de la relance verte avec des emplois plus nombreux et de meilleure qualité, des sociétés saines et résilientes  ».
4 « Il faut démocratiser l’entreprise pour dépolluer la planète », tribune collective parue dans Le Monde, publiée dans le Monde daté du 16 mai 2020.
5 Titre du livre qui vient de sortir en poche : Éric Heyer, Pascal Lokiec et Dominique Méda, Une autre voie est possible. Vers un modèle social-écologique, Flammarion, coll. « Champs actuels », 2020 (1re édition 2018).