Citoyens éborgnés, tabassés ; manifestants matraqués, gazés ; Gilets jaunes, grévistes, militants soumis à des violences policières qui s’amplifient cette dernière décennie partout dans le monde, en France en particulier : c’est au travers du recours de plus en plus massif aux armes dites non létales (lanceurs de balles de défense, gaz lacrymogène, grenades, matraques…) que l’économiste et politologue Paul Rocher analyse le tournant sécuritaire actuel.
Sur fond d’une crise socio-économique qui mine et menace la République française, on assiste au virage autoritaire d’un État qui use de plus en plus de pratiques offensives antidémocratiques. Dans votre essai sur les armes dites « non létales », d’une argumentation implacable, vous montrez que le choix de doter les forces de l’ordre d’armes dites non létales s’inscrit dans un projet politique : mettre fin aux mobilisations, aux contestations sans (trop) tuer. Quels sont les mécanismes de l’escalade de la violence étatique que vous avez repérés ?
Depuis quelques années, on assiste à une montée considérable du nombre de personnes blessées – parfois mutilées, voire tuées et toujours traumatisées – par les forces de l’ordre en France, et ailleurs. Les armes non létales sont au cœur de ce phénomène. Omniprésentes dans les manifestations, elles font également l’objet de critiques suggérant leur mauvaise utilisation par les forces de l’ordre. On a vu fleurir les articles interrogeant la légalité de tirs de balles en caoutchouc, la proportionnalité de coups de matraque, la nécessité de saturer un espace avec du gaz lacrymogène. D’autres insistent sur des changements de doctrine du maintien de l’ordre. Aussi salutaire qu’elle soit, cette attention médiatique inédite envers la violence de l’État se limite à la surface d’une logique plus profonde d’escalade de la violence. Pour comprendre cette logique, il faut examiner la manière dont l’arme façonne le comportement de ses utilisateurs. Lorsqu’on s’éloigne du techno-optimisme pour questionner les effets réels des armes non létales on débouche sur un constat frappant : au lieu de garantir un maintien de l’ordre plus éthique, la simple disponibilité de ce type d’armes conduit à la brutalisation du maintien de l’ordre. Si en plus de ce mécanisme le gouvernement demande de la « fermeté » aux forces de l’ordre, l’escalade de la violence s’accélère encore plus.
L’utilisation massive de la répression policière s’avance comme un moyen pour intimider les mouvements sociaux. Parler d’armes non létales alors qu’elles sont potentiellement à même de tuer, c’est user d’un terme qui euphémise et masque la vérité. Pouvez-vous développer la dialectique paradoxale entre usage d’armes non létales et exacerbation de la brutalité étatique ?
Depuis quelques années on assiste à une montée considérable du nombre de personnes blessées – parfois mutilées, voire tuées et toujours traumatisées – par les forces de l’ordre en France, et ailleurs. © Benjamin Guillot-Moueix/Hans Lucas/AFP
La qualification d’une arme non létale constitue une pièce centrale dans la brutalisation du maintien de l’ordre. C’est en suggérant la non-létalité que le recours à l’arme est considérablement facilité : parce que les conséquences d’un tir sont présentées comme anodines, les forces de l’ordre dégainent avec d’autant plus de facilité. À titre d’exemple, en France, entre 2009 et 2018, le nombre de tirs au LBD 40 (le lanceur de balles de défense, NDLR) a été multiplié par 480 pour atteindre le chiffre vertigineux de 19071 – d’après les statistiques officielles qui sous-estiment le phénomène. De plus, pour exploiter au maximum les avantages tactiques que ces armes offrent, les forces de l’ordre sont incitées au tir précoce. Sans surprise, le nombre de civils blessés a fortement augmenté. On se retrouve donc devant ce paradoxe où l’arme censée garantir un maintien de l’ordre plus doux génère son contraire.
Vous interrogez la quasi-impunité des policiers, l’absence dans la majorité des cas de violence policière (la mort du militant Rémi Fraisse, la mort de Steve Maia Caniço lors de la fête de la Musique, la mort de Zineb Redouane à Marseille, les mains arrachées, les éborgnements…) de sanctions administratives et pénales. Pouvez-vous analyser le problème de l’impunité et la manière dont les gouvernants tendent à criminaliser les manifestants, à dépolitiser leurs revendications en les englobant sous le terme de « casseurs » ?
Ces deux phénomènes sont liés. Les sanctions à l’encontre de policiers violents sont extrêmement rares, ce qui de fait encourage des comportements violents. Mais le problème touche aussi la base : les policiers se couvrent entre eux. En face, les manifestants ont bien compris que l’explosion du recours aux armes non létales impose une certaine préparation – ce qu’on peut appeler l’autodéfense populaire – pour minimiser les risques de santé : foulards, masques, lunettes, casques, banderoles renforcées… Autant d’objets dont le port a été généralisé en quelques années en réaction aux violences policières. Or, c’est précisément à partir de ces objets que les forces de l’ordre identifient les « casseurs ». Dépolitiser ainsi des mobilisations permet d’une part aux gouvernements d’éviter de faire face aux revendications exprimées, et d’autre part aux forces de l’ordre de justifier le recours croissant à la brutalité. Autrement dit, on inverse cause et effet au prix de la santé de centaines de milliers de manifestants et au détriment de la liberté d’expression, car un corollaire de la hausse des violences policières est bien de dissuader la population de revendiquer dans la rue.
Vous convoquez Antonio Gramsci, sa théorie du pouvoir, à savoir que le pouvoir pour se perpétuer a besoin d’un consentement actif des gouvernés et de la coercition, d’ »un flic dans la tête » et d’un « flic omniprésent ». En analysant les moyens par lesquels l’État cherche à justifier sa domination, Gramsci nous donne les armes pour renverser la classe dominante. Dans leur volonté de faire plier les mouvements sociaux, les États aux abois ne dissimulent plus trop la violence dont ils usent. C’est bien le symptôme d’une panique des dirigeants de perdre le contrôle, leur hégémonie ?
Le grand apport théorique de Gramsci consiste effectivement à souligner que l’hégémonie repose toujours simultanément sur le consentement et la force. Selon les périodes historiques, l’équilibre entre les deux varie : typiquement, à cause de la hausse des inégalités inhérente au projet néolibéral, ce dernier dispose d’une base sociale plus étroite que le projet fordiste. La conséquence en est que les quarante dernières années ne correspondent pas à un tsunami néolibéral qui aurait tout emporté. Notamment en France, nombreux ont été les moments d’hésitation des dirigeants politiques face à la force de la contestation populaire. Dans cette optique, la généralisation des armes non létales représente une tentative de gérer cette contestation par un recours croissant à la force qui ne dit pas son nom. Toutefois, ce recours diminue encore plus l’adhésion active aux politiques gouvernementales et transforme la question des violences policières en sujet politique majeur. Pourtant, les États persistent et se préparent à un recours encore plus massif à la violence. Entre 2012 et 2017, la France a quasi doublé son stock d’armes non létales. La force fait partie de l’hégémonie, mais lorsqu’elle prend une place tellement prépondérante, elle fragilise clairement la reproduction de l’ordre établi.
Comment envisagez-vous pratiquement la création de commissions populaires chargées de contrôler l’usage des armes non létales ?
Le contrôle populaire de l’armement est une proposition pour diminuer le niveau de violences policières. Elle vise à remplacer un modèle qui a échoué, à savoir que des gouvernements introduisent des armes qualifiées de non létales par leurs fabricants. La société civile est la grande absente dans cette équation. Après l’interdiction des armes dont l’expérience des dernières années a démontré la létalité, une commission composée notamment de représentants du mouvement social pourrait être chargée d’émettre un avis contraignant sur chaque nouvelle arme. Cet avis reposerait sur le principe de précaution et prendrait en compte le fait qu’une arme n’est pas un pur outil technique, mais entraîne des pratiques particulières qui s’imbriquent avec les caractéristiques du groupe qui les utilise. La commission pourrait aussi produire un rapport sur l’état réel des blessures par armes non létales qui servirait de base pour des réparations payées par les fabricants et l’État. Le contrôle populaire de l’armement peut être un premier pas vers une société plus apaisée, mais il faut garder à l’esprit que, fondamentalement, aucune issue définitive à la violence n’est possible tant que persistent les conditions sociales qui lui ont donné naissance.