Alors que nos sociétés s’enfoncent dans une crise sanitaire, écologique, économique et démocratique, la critique est devenue plus politique1 que jamais. Les personnes au travail témoignent d’une attente de reconnaissance depuis trop longtemps esquivée : il s’agit d’une attente de justice démocratique au travail.
De manière cohérente avec notre idéal de vie démocratique, les personnes au travail estiment avoir un avis légitime sur les questions qui les concernent, qu’on parle de l’organisation de leur travail ou de ce que produit l’entreprise. Or, dans nos démocraties capitalistes, le fait que les décisions quant aux buts poursuivis par l’entreprise, et comment les atteindre, n’appartiennent qu’aux seuls apporteurs de capital heurte de plein fouet le sens de la justice démocratique.
Aujourd’hui, dans bien des organisations, les personnes au travail se trouvent prises au piège d’une contradiction flagrante entre l’idéal démocratique, fondé sur le principe de l’égalité, qui reste aux portes de l’entreprise, et l’organisation du champ économique, où seuls les apporteurs de capital ont le droit de prendre les décisions – car là est le principe du capitalisme : seuls les apporteurs de capital sont détenteurs du droit politique de gouverner l’entreprise. C’est ce que les spécialistes du droit des sociétés appellent pudiquement la démocratie « actionnariale »… Les mouvements ouvriers et syndicaux se sont battus pour l’émancipation des travailleurs. L’émancipation ? À l’origine, ce terme latin nous parle de la sortie de l’état d’esclave, dans la Rome antique : c’est-à-dire l’avènement à l’état d’être libre, égal dans sa capacité à peser sur le destin du collectif et maître de sa personne.
Il est urgent de poursuivre ce projet ; la planète. La planète, notre maison commune est en danger et nos espaces publics sont délégitimés, car nos milieux de vie que sont les organisations de travail sont des entités politiques encore modelées selon le principe non démocratique. Celui-ci se traduit par une relation extractive vis-à-vis des humains et de la planète. Et cette situation produit des pathologies de plus en plus inquiétantes.
Relancer la démocratie industrielle
Il est donc urgent de reconsidérer le projet séculaire de la citoyenneté au travail, parfois appelée démocratie industrielle. Voici comment reprendre ce projet : l’entreprise est bien plus qu’une « société anonyme », cet instrument juridique au service des actionnaires. En réalité, l’entreprise est devenue une véritable entité politique2. Elle a d’ailleurs aujourd’hui nettement plus d’influence que la plupart des « élus du peuple ». Nous savons le pouvoir croissant des entreprises – en particulier transnationales – sur nos vies quotidiennes. Au cas où nous douterions encore que tout cela fût politique, nous savons même à présent que Facebook intervient dans nos élections.
Mais les entreprises ne sont pas seulement des acteurs politiques de par leurs actions à l’extérieur d’elles-mêmes, dans la vie de la cité. Elles sont des entités politiques internes. En effet, elles sont faites de deux parties « constituantes »3 : tous les jours, les apporteurs en capitaux et les investisseurs en travail débattent, se concertent, investissent, délibèrent sur la stratégie, sur la qualité, sur le juste et l’injuste des services de l’entreprise. Et à la fin de la journée ? Les actionnaires décident. Seuls. Ceci a un impact important sur l’attente de justice démocratique des investisseurs en travail. À juste titre, ceux-ci ne comprennent plus pourquoi on leur demande leur avis pour élire leurs représentants au Parlement ou leur bourgmestre, tout en leur demandant d’obéir, subordonnés qu’ils sont, au top manager de l’entreprise. Ils veulent un travail qui a du sens. Ils attendent plus de reconnaissance. Ils veulent peser… Et dans le cas contraire, ils s’abstiendront partout. Ou se radicaliseront. En effet, plus de septante ans après les travaux de Karl Polanyi, l’économiste Thomas Coutrot a démontré ce lien, au travers de données concernant l’ensemble de la France4, en examinant les résultats du premier tour des dernières élections présidentielles : les communes dans lesquelles les personnes subissent en plus grande proportion un travail répétitif, sans autonomie et sans capacité d’initiative sont aussi celles dans lesquelles l’abstention et le vote pour l’extrême droite ont été les plus élevés… Nous avons la responsabilité de nous désengager de cette voie. Ce système économique est extractif vis-à-vis des humains comme de la planète. Nous en voyons déjà les conséquences : notre planète est en train de devenir dans bien des coins du globe littéralement inhabitable, pour reprendre le terme de David Wallace-Wells.
L’essence du travail : le travailleur
Laisser la direction des entreprises aux seules mains des propriétaires des parts de la société anonyme est non seulement une injustice fondamentale faite aux investisseurs en travail, mais c’est également inefficace et inefficient. Dans une économie de services, les managers sérieux le reconnaissent : la valeur ajoutée, la capacité d’innovation proviennent de la motivation, de la créativité, de l’investissement des travailleurs. De l’enseignant à l’infirmière, de l’informaticien au pilote d’avion, de la caissière de supermarché au consultant, la diversité des fonctions de services nécessite des travailleurs pleinement investis dans leurs tâches si l’on souhaite que le client, le patient ou l’usager soient satisfaits et que les missions de l’organisation pour laquelle ils travaillent soient effectivement remplies. Le mouvement des entreprises libérées en fait la preuve par des profits en hausse5.
Plus de soixante années après l’introduction en Allemagne de la Mitbestimmung – à savoir la cogestion par 50 % de représentants des actionnaires et 50 % de représentants des travailleurs composant une Chambre unique –, une formule monocamérale de gouvernement de l’entreprise qui a fait ses preuves, nous devons aller plus loin. Imposée en Allemagne de l’Ouest par les alliés au sortir de la Seconde Guerre mondiale, cette formule poursuivait l’objectif officiel de faire des concessions aux syndicats pour mieux résister au communisme. Le but moins avouable, en particulier, ironie de l’histoire, des négociateurs britanniques, était de freiner la compétitivité de l’industrie allemande. On a vu le résultat… Celle-ci, cogérée par les travailleurs et leurs syndicats, est aujourd’hui le plus puissant tissu industriel européen. Mais les travailleurs y restent le « partenaire junior » du capital, enrôlé dans les projets des apporteurs de capitaux sans avoir les moyens de se positionner de manière propre ni de valider ou non, collectivement, ces projets.
Pour un bicamérisme économique
Il faut donc intensifier le mouvement de l’histoire. Et passer du monocamérisme au bicamérisme. Nous devons donner une réalité à la qualité de citoyen… dans l’entreprise et pour ce faire, démocratiser leur gouvernement afin de permettre aux travailleurs de valider ou non, collectivement, les projets6. Dans l’histoire de la démocratisation des entités politiques, une innovation institutionnelle s’est avérée cruciale : le bicamérisme. Depuis vingt-cinq siècles, les entités politiques ont vu leur transition du despotisme d’une minorité (les propriétaires de terres, les Lords… ou des actions, les actionnaires) vers la démocratie passer par un « moment bicaméral ». La proposition du « bicamérisme économique » consiste à soumettre la stratégie et la direction de l’entreprise, l’élection du ou de la CEO, la répartition de ses profits, bref, le choix de la mission et des fins de l’organisation ainsi que ses moyens, à une double majorité : celle des représentants des propriétaires des parts de la société anonyme et celle des représentants des investisseurs en travail. En Belgique, ils sont déjà réunis au travers de la délégation du personnel au sein du Conseil d’entreprise, composée d’élus des travailleurs sur les listes déposées par les organisations syndicales, mais cantonnés surtout à de « l’information-consultation »… En d’autres mots, on vise ici l’extension du domaine du suffrage universel pour les investisseurs en travail. Plutôt que de nous enfoncer dans la faillite annoncée de la démocratie politique face à toutes les crises en cours, nous avons la capacité d’approfondir le projet démocratique de la société en reconnaissant la qualité de citoyen aux travailleurs et en leur permettant ainsi de jouer un rôle moteur dans les défis à relever d’urgence : crises économique, démocratique et sanitaire ainsi que l’effondrement climatique.
1 Voir Isabelle Ferreras, Critique politique du travail. Travailler à l’heure de la société des services. Paris, Presses de Sciences Po, 2007. Il est utile de se référer aux travaux de Julien Charles (2015), d’Alexis Cuckier (2018), de Thomas Coutrot (2018), d’Isabelle Berrebi-Hoffmann, Marie-Christine Bureau et Michel Lallement (2018) qui éclairent cette réalité de perspectives complémentaires.
2 Voir Isabelle Ferreras, Firms as Political Entities, Saving Democracy through Economic Bicameralism, Cambridge University Press, 2017.
3 Voir Isabelle Ferreras, Gouverner le capitalisme ? Pour le bicamérisme économique, Paris, Presses universitaires de France, 2012.
4 Voir Thomas Coutrot, « Travail et bien-être psychologique. L’apport de l’enquête CT-RPS 2016 », étude DARES #217, mars 2018.
5 Voir : HOW Report, 2016.
6 Ce principe est affirmé dans le texte signé par plus de 6 000 chercheuses et chercheurs paru en mai 2020 à l’occasion de la pandémie de Covid-19 dans 42 publications dans le monde. Voir www.democratizingwork.org.