Espace de libertés | Octobre 2020 (n° 492)

Contre la haine, le combat universaliste


Libres ensemble

Frédéric Potier est, en France, délégué interministériel à la lutte contre le racisme, l’antisémitisme et la haine anti-LGBT (Dilcrah). Il vient de publier un petit livre, «  La Matrice de la haine  », fruit de son expérience à la tête de cette structure et en même temps proclamation de son attachement aux principes hérités des Lumières.


Qu’est-ce donc que cette délégation interministérielle dont vous avez la charge ?

C’est une institution récente. La Dilcrah a été créée en 2012 dans le cadre du ministère de l’Intérieur. En 2014, elle a été rattachée au Premier ministre, renforçant ainsi son caractère interministériel. Elle est le « bras armé » de l’État pour défendre les valeurs de la République contre le racisme, l’antisémitisme et la haine anti-LGBT. Cette dernière dimension a été ajoutée à ses missions en 2016. Nous travaillons donc avec tous les ministères, même si principalement sont concernés l’Intérieur, l’Éducation, la Justice et la Culture. La Dilcrah bénéficie d’un budget annuel de 6,5 millions d’euros, qui nous permet notamment de financer près de 1 000 initiatives ou opérations de lutte contre ces haines par an. Nous ne sommes donc pas seulement dans l’incantation et le rappel des principes, nous agissons directement ou indirectement sur le terrain par le biais d’actions concrètes.

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Frédéric Potier : « Il faut refuser les assignations qui ren­forcent les préjugés. » © DR

Quelles sont précisément les actions menées ou soutenues par la Dilcrah ?

Nous pouvons par exemple soutenir le travail réalisé par des institutions qui entretiennent la mémoire face au racisme, comme le Mémorial de la Shoah ou le Camp des Milles mais aussi des tournois de foot, des débats culturels, et nous intervenons aussi nous-mêmes directement par exemple dans la formation initiale ou continue des policiers, des gendarmes, des magistrats ou du personnel pénitentiaire. Et nous saisissons la justice de tous les faits que nous pouvons répertorier et qui justifient une riposte.

Le racisme, l’antisémitisme, la haine anti-LGBT ne connaissent pas de frontières. Existe-t-il des structures comparables ailleurs, en Europe notamment ?

A priori, il n’en existe qu’en Allemagne. Je travaille très régulièrement avec mon homologue allemand, le délégué fédéral Felix Klein, dont le périmètre d’action ne couvre cependant que l’antisémitisme. Il existe également, au niveau de la Commission européenne, deux missions, l’une contre le racisme, l’autre contre l’antisémitisme, confiées à des « coordinateurs ».

A pedestrian walks by a mural by Italian street artist Jorit Agoch, entitlied "Il Condominio dei Diritti" (The Condominium of Rights), and depicting late former South African president and peace icon Nelson Mandela on Demceber 1, 2019, in Florence. - The 125 square metres artwork in tribute the Nobel Peace Prize winner was created on a wall of a 4 storey public housing building at the Piazza Leopoldo in Florence. (Photo by Filippo MONTEFORTE / AFP) / RESTRICTED TO EDITORIAL USE - MANDATORY MENTION OF THE ARTIST UPON PUBLICATION - TO ILLUSTRATE THE EVENT AS SPECIFIED IN THE CAPTION

 

Engageons-nous pour les droits humains universels. Pensons à René Cassin, à Robert Kennedy, à Aimé Césaire, à Albert Camus, à Nelson Mandela ! © Filippo Monteforte/AFP

La Dilcrah a développé ses actions pour lutter contre la haine sur Internet. Quelle est la réalité de ce phénomène ?

Nous assistons à une massification considérable des messages de haine sur Internet. Chaque jour, ce sont des millions de contenus qui circulent et qui nécessitent que nous puissions adapter nos moyens de lutte. L’Allemagne s’est d’ailleurs dotée d’une loi de régulation des réseaux sociaux qui permet d’obtenir le retrait sous vingt-quatre heures des contenus en question. J’ai soutenu une telle évolution législative en France, mais le texte de loi présenté au Parlement a été largement censuré par le Conseil constitutionnel. J’en prends acte mais la question reviendra. Nous ne pouvons pas seulement dépendre du bon vouloir des plateformes numériques ni recruter des centaines de magistrats pour surveiller les contenus et entreprendre des actions. Inévitablement, ce sujet se pose au niveau européen et j’espère que le Digital Services Act actuellement en discussion à Bruxelles pourra déboucher à terme sur une disposition commune à l’ensemble de l’Europe.

Comment analysez-vous le mouvement né de l’affaire George Floyd aux États-Unis ?

Je vois cette mobilisation comme une aspiration à l’égalité, à la justice et à la dignité. La force de ces images nous fait comprendre la sensibilité aux discriminations, partagée bien au-delà des seuls États-Unis. Dans nos sociétés qui, globalement, progressent vers davantage d’égalité des droits, les écarts constatés par rapport aux valeurs proclamées deviennent de plus en plus insupportables. Bien sûr, dans ces mouvements, il existe des groupuscules qui poussent un agenda politique bien éloigné de la grande majorité des citoyens bien intentionnés. Il faut se méfier de ceux qui veulent plaquer la vision et l’histoire américaines sur la société française. Nos histoires, les pratiques de nos polices ne sont pas les mêmes et il faut le dire. Mais il faut aussi que l’histoire de la France, à travers l’esclavage ou la colonisation par exemple, soit honnêtement relatée, que rien ne soit occulté. La République a été abolitionniste et elle a aussi été colonisatrice. Elle a ensuite accompagné la décolonisation. Des efforts de pédagogie demeurent nécessaires pour faire partager cette mémoire commune. Il ne faut pas cesser de dire que la République est un idéal et que ce n’est pas parce que cet idéal n’a pas été atteint que les valeurs qu’elle incarne ne sont pas bonnes. Au contraire, il est d’autant plus nécessaire de se battre pour que cet idéal progresse. Ce n’est pas parce que la démocratie est imparfaite qu’il faut y renoncer.

Dans votre livre, vous consacrez un chapitre à ce que vous nommez l’ »orbanisation » du monde. Que mettez-vous dans ce concept ?

Nous assistons à une offensive de la part de courants extrémistes, identitaires, xénophobes, souvent adossés à des considérations religieuses et qui proposent des solutions simplistes à des situations complexes en désignant – toujours – des boucs émissaires. Le dirigeant hongrois Viktor Orbán est très représentatif de cette évolution, préoccupante pour nos démocraties. Je considère qu’il faut écouter attentivement ce que disent ces dirigeants, les prendre au mot, car quand ils en ont la possibilité, ils appliquent en effet leur programme. Regardez ce qui se passe actuellement en Pologne avec ces zones « LGBT-free ». C’est la traduction en actes de ce type de discours.

Cette évolution au profit de régimes rétrogrades est-elle inéluctable ?

Nous avons collectivement cru que les acquis de la démocratie, de l’état de droit, de l’égalité des droits, étaient irréversibles. Nous n’avons pas mené le combat culturel, exercé un militantisme de terrain pendant qu’en face ces courants, eux, accomplissaient ce travail. Ces offensives sont restées longtemps sans répondant. C’est d’ailleurs un sujet qui concerne l’Europe dans son entier. On a trop longtemps privilégié une construction européenne technocratique et non fondée sur des valeurs, on n’a pas cherché à donner suffisamment de sens à cette construction. Il faut y remédier. La crise sanitaire peut nous en donner l’occasion. Il faut la saisir.

Vous insistez dans votre livre sur l’approche universaliste qui est la vôtre dans la lutte contre tous les racismes et les discriminations. Pour quelles raisons ?

Le combat contre ces phénomènes, en effet, ne doit pas se faire au nom de minorités ou de groupes. Quand on nie les droits d’une personne à raison de ses origines ou de ses orientations, on nie des droits qui doivent bénéficier à tous. Il n’y a pas besoin d’être noir, juif ou homo pour être opposé aux discriminations qui peuvent s’exercer sur des personnes victimes de haine. De la même manière qu’on n’avait pas besoin d’être directement concerné par la peine capitale pour lutter contre elle hier, ou pour être opposé à la torture même si on ne la subit pas soi-même. Les combats doivent se mener au nom de droits universels. Il faut refuser les assignations qui confortent les préjugés, le communautarisme, le repli. Il est dangereux d’enfermer et de réduire les personnes à leur couleur de peau ou à leur orientation sexuelle comme le font les courants identitaires, qu’on trouve désormais autant à l’extrême droite que dans l’ultra-gauche.

Vos insistez sur le legs des Lumières. Est-il menacé ?

Oui. L’universalisme ne relève pas d’une pensée « bisounours ». C’est un projet ambitieux, émancipateur, pour lequel des générations se sont battues, précisément contre les idéologies d’exclusion ou de haine de l’autre. Engageons-nous pour les droits humains universels. Pensons à René Cassin, à Robert Kennedy, à Aimé Césaire, à Albert Camus, à Nelson Mandela ! Ces grandes figures se sont mobilisées pour faire progresser les droits de tous ; elles devraient davantage nous inspirer, nous servir de modèles pour lutter contre des courants qui nourrissent cette « matrice de la haine » et qui minent les fondements de la démocratie. Je me définis en effet comme un social-démocrate humaniste, universaliste, déterminé à combattre les fléaux que sont la xénophobie, les crispations identitaires et la peur de l’altérité.