Avant la pandémie, 750 millions de personnes vivaient dans l’extrême pauvreté. Demain, ce chiffre pourrait s’élever à 1,2 milliard. Des personnes, pour la plupart, sans protection sociale, qui voient leurs revenus fondre avec la crise économique et sociale. Selon Olivier De Schutter, nouvellement nommé rapporteur spécial des Nations unies sur l’extrême pauvreté et les droits humains, cette pandémie est un appel à changer notre modèle de développement.
En quoi consiste cette mission auprès des Nations unies ? Peut-on dire que vous êtes une sorte de lanceur d’alerte ?
Le rôle de rapporteur spécial est effectivement d’alerter les gouvernements sur leurs responsabilités par rapport aux difficultés qu’ils affrontent. Ces derniers préfèrent parfois ignorer les problèmes plutôt que de les affronter, ou ils font une description trompeuse des problèmes qu’ils ont à résoudre, de manière à orienter vers des solutions qui ont leur préférence. Mon rôle est donc de les appeler à leur devoir, de communiquer avec la communauté scientifique, les organisations de la société civile et de faire remonter vers les gouvernements les attentes qui se développent au niveau de la société, puis de traduire en propositions politiques les attentes à la fois du monde scientifique et des mouvements sociaux.
Dans votre mandat, vous avez également la défense des droits humains. Ceux-ci semblent subir une forme de désintérêt, comment l’expliquer ?
Les objectifs du développement durable possèdent l’intérêt de proposer aux gouvernements un horizon temporel (2030) et des objectifs chiffrés qui constituent une jauge. Les droits humains ne sont pas outillés pour fixer ce type d’échéancier qui permet de juger les progrès accomplis. Je ne trouve pas cela positif pour autant ; j’observe simplement que les droits fondamentaux sont remis en cause par des gouvernements qui ne les respectent pas, ce qui est inédit.
Olivier De Schutter a pour mission d’attirer l’attention des gouvernements sur l’extrême pauvreté croissante. © Alberto Pizzoli/AFP
Ce mandat, vous l’endossez en période de crise. Cela a-t-il changé la perception et le travail que vous allez entreprendre ?
Oui, bien sûr. La crise socio-économique qui s’annonce à la suite de la crise sanitaire va être absolument dévastatrice. Les gouvernants ont mis beaucoup d’argent sur la table pour aider les entreprises, pour développer des programmes de chômage temporaire, pour aider les indépendants à franchir le cap en retardant le paiement de cotisations sociales ou d’impôts. Mais ces mesures, qui ont généralement été programmées pour la période de confinement, vont prendre fin. D’ailleurs, les gouvernements se sont très lourdement endettés et ne pourront probablement pas continuer de soutenir l’économie à bout de bras. On risque d’observer un très grand nombre de faillites, de travailleurs licenciés de manière définitive. Et malheureusement, la pauvreté va progresser dans des proportions qu’on n’avait pas vues depuis de très nombreuses années. Les impacts seront bien plus importants que ce que l’on a vécu en 2009-2010 après la crise financière. C’est un drame, mais en même temps une opportunité. Jamais je n’ai vu les gouvernements aussi attentifs à des messages portant sur le renforcement de la protection sociale, sur le soutien, notamment aux travailleurs de l’économie informelle, et il y a là une fenêtre d’opportunités qu’il faut exploiter.
La Covid a-t-elle aussi un impact sur la souveraineté alimentaire ?
L’impact de la crise sur les systèmes alimentaires est très paradoxal parce qu’on a pris conscience que nos systèmes alimentaires sont devenus très dépendants des échanges internationaux et que la fermeture des frontières est une source de fragilité. C’est évidemment vrai en ce qui concerne les chaînes mondiales d’approvisionnement, mais c’est surtout un problème de dépendance avérée à l’égard des travailleurs saisonniers agricoles. L’alimentation comme la santé sont considérées comme stratégiques, ce qui doit inciter les gouvernements à réinvestir dans les chaînes courtes et dans la production locale pour que l’on consomme davantage ce que l’on produit. Aujourd’hui, par exemple, en Belgique, nous ne produisons pas les céréales dont nous dépendons pour la fabrication de notre pain, et les trois quarts des fruits que nous consommons sont des fruits importés, notamment d’Espagne. C’est une situation dont la crise a montré la fragilité.
Les personnes les plus touchées par la crise aujourd’hui sont celles qui n’ont aucune protection sociale. En 2012, lorsque vous étiez rapporteur spécial des Nations unies pour le droit à l’alimentation, vous affirmiez déjà qu’il fallait une véritable protection sociale pour tous. Qu’est-ce qui bloque ?
Aujourd’hui, 55 % de la population mondiale n’a aucune protection sociale et seulement 30 % a accès à une protection sociale complète du berceau à la tombe, couvrant les allocations familiales, les indemnités de chômage, l’assurance maladie invalidité, une pension de vieillesse, etc. Le dossier prioritaire dans les mois qui viennent, sera de proposer un nouveau mécanisme international de soutien aux pays en développement pour qu’ils mettent sur pied des socles de protection sociale. Pour financer cette protection sociale, il ne faut pas des montants astronomiques. Si les pays riches donnaient une aide à hauteur de ce qu’ils ont promis, c’est-à-dire l’équivalent de 0,7 % du produit intérieur brut, allant à l’aide au développement, ça suffirait pour que les cinquante-sept pays les plus pauvres de la planète puissent garantir cette protection sociale à l’ensemble de leur population. Le problème n’est pas celui du financement, c’est un problème de volonté politique et de priorités.
On a l’impression que les gouvernements de la majorité des pays manquent d’une vision à long terme.
Il est vrai que la crise montre les nombreuses failles du système de protection sociale qui a été mis sur pied dans beaucoup de pays. Aujourd’hui, c’est l’occasion de dire aux gouvernements qu’il faut arrêter d’improviser. C’est un peu comme si l’on commençait à recruter des pompiers au moment où l’incendie se déclenchait ! Non, il faut avoir un corps de pompiers équipé, financé, pour intervenir dès le début de l’incendie et non pas envisager des solutions quand celui-ci a déjà pris toute son ampleur.
Vous plaidez aussi « Pour une transition juste » – comme s’intitule votre prochain rapport –, donc une transition qui n’oublie pas le côté écologique, la justice sociale et la justice fiscale ? Mais cette transition écologique est-elle finançable ?
La question est de savoir si l’on peut se permettre financièrement de ne pas l’entreprendre cette transition écologique. C’est un financement extrêmement rentable. L’on sait que la pollution de l’air, l’accentuation des phénomènes météorologiques liés aux changements climatiques, la perte de la biodiversité auront des coûts faramineux pour nos économies. En finançant aujourd’hui l’électrification des transports et de l’investissement dans les énergies renouvelables, pour l’isolation des bâtiments, pour le soutien d’une agriculture durable qui maintienne la santé des sols et sa capacité à capter le carbone, on investit dans l’avenir d’une manière extrêmement rentable, à la fois en création d’emplois et aussi de sauvegarde des systèmes dont nous dépendons. Mon premier rapport à l’assemblée générale des Nations unies, qui sera présenté le 21 octobre prochain, appelle les gouvernements à faire les deux ensembles : à la fois à opérer un verdissement de l’économie pour la transition écologique et à lutter contre la pauvreté, les inégalités. La question n’est donc pas de savoir s’il s’agit d’un bon choix économique – c’est le cas –, c’est plutôt une question de liquidités. Et avec des taux d’intérêt négatifs, comme actuellement, il faut oser cet investissement. Il ne faut pas oublier que quand un pays augmente sa dette publique pour financer ses investissements, ce ne sont pas les générations présentes qui s’endettent au nom des générations futures, c’est une partie de la population qui achète les obligations d’État, qui finance les évolutions sociétales. L’augmentation de la dette publique ne doit pas nous effrayer si elle est bien investie.
Le projet de Green Deal proposé fin 2019 par la Commission européenne est-il à la hauteur de l’enjeu de transition écologique et sociale ?
Il faut que le Green Deal soit accompagné de politiques commerciales favorisant la transition écologique dans l’Union européenne ? Car cela n’a pas de sens de demander aux entreprises de changer leurs modes de production et à la population de devenir des consommateurs responsables si par ailleurs on encourage le low cost par des pratiques commerciales qui favorisent le dumping environnemental et social. Je suis partisan du fait que dans les politiques commerciales de l’Union européenne, l’on prenne au sérieux les conditionnalités environnementales et sociales, pour être cohérents et protéger nos producteurs et entreprises contre cette concurrence déloyale. Ce n’est pas du protectionnisme, mais un soutien à un mode de développement plus durable de nos partenaires commerciaux issus des pays du Sud. Et pour l’instant, je ne vois pas dans le Green Deal de garanties suffisantes de ce point de vue. Deuxièmement, il faudra tenir compte de la cohérence des autres politiques internes, celles des aides d’État, mais aussi de la politique agricole commune (PAC). Ce sont 58 milliards d’euros d’aides, dont une partie substantielle (deux tiers) est octroyée aux producteurs en fonction du nombre d’hectares exploités. J’attends de voir si les plans stratégiques nationaux que les gouvernements nationaux doivent présenter pour bénéficier de l’argent de la PAC, et en fonction de la réforme en cours, seront aussi appréciés à la lumière du Green Deal, c’est-à-dire de la transition agroécologique que la Commission européenne annonce être désirable avec sa stratégie « de la ferme à la fourchette » (from farm to fork) annoncée le 20 mai dernier.