Le temps et le travail jouent depuis longtemps au chat et à la souris. La crise sanitaire de la Covid-19 a rebattu les cartes entre le couple infernal. Une occasion unique de retrouver le temps personnel perdu et de repenser le monde professionnel. Entre télétravail, partage des emplois et surtout le sens à donner à son activité. Il était temps !
Depuis mars, la crise liée à la pandémie de Covid-19 a profondément bouleversé nos vies privées comme professionnelles, avec au moins un effet positif : les Belges totalement confinés plus de trois mois à domicile ont retrouvé le temps de réfléchir. Notamment au… temps. Celui du travail, des loisirs, du repos, du bien-être. De faire le point sur l’organisation des fuseaux horaires de leurs vies. De réfléchir aussi au sens de leur activité pro. Et de la meilleure manière de reconquérir, voire de réinventer, un rapport plus harmonieux entre temps et labeur. Cette pause imposée par les circonstances sanitaires est tombée à pic. Car il était plus que… temps de s’interroger aujourd’hui, en 2020, sur le duo infernal « Temps et Travail », un siècle après la victoire syndicale qui, en 1919, arrachait au patronat les huit heures de travail par jour pour les salariés.
« À l’époque, cette étape a été capitale. Ce quota maximal de huit heures marquait enfin clairement la différence entre le salariat et le servage ou l’esclavage, souligne Emmanuel Dockès, professeur à l’Université Lyon2 et spécialiste du droit du travail. C’était une garantie légale pour le travailleur d’être respecté ainsi que la consécration des trois “huit” : huit heures de soumission au travail, huit heures de repos et, enfin, huit heures de liberté. Un troisième tiers censé ne pouvoir être dérangé, ravi, capté par l’employeur. Un siècle plus tard, ce concept apparaît presque idyllique tant le système économique des cinquante dernières années a organisé et accentué la porosité entre temps de travail et vie privée. En échange de leur salaire, bien des salariés sacrifient leur temps personnel sans compensation… »
Sortir du champ de courses
Ce constat, nombre de personnes actives ont pu l’établir pendant les six derniers mois. Tant et si bien qu’il semble désormais impensable de repartir sur le tempo passé. Et même totalement dépassé, suggère haut et fort Roland Gori, psychanalyste français très remonté contre la vie professionnelle envisagée comme un « champ de courses » et animée d’un esprit de compétition contre-productif : « Il s’est produit un bouleversement de notre vie quotidienne, dans ses rythmes, ses priorités et sa temporalité. […] Nous avions jusqu’ici l’impression de ne pas avoir le temps, d’être constamment sous l’eau. Aujourd’hui, nous avons presque peur de nous ennuyer ! Nous sommes contraints à la perte de temps, à vivre des temps morts, et à épouser un rythme de travail plus lent. Injecter des milliards dans l’économie, accepter de faire prévaloir l’humain sur l’économie, protéger la santé des travailleurs est devenu incontournable. Il y a une recomposition dans le champ des valeurs, avec une modification des référentiels qui permettent de mieux les ordonner. […] L’idée n’est pas tant de diminuer notre investissement dans le travail que de le focaliser sur autre chose que la productivité », analyse le scientifique.
Un déclic révélateur
Pour pas mal de gens ayant renoué avec les joies du temps libre et du repos ainsi qu’avec une certaine maîtrise de leur horloge personnelle et familiale, il s’agit pourtant à présent d’envisager de sensiblement moins bosser. Comme on dit, « de ne pas perdre sa vie à la gagner ». Le professeur Dockès confirme : « Le confinement a été un révélateur et un déclic majeur. Les gens ont redécouvert et apprécié un temps retrouvé. Si bien qu’aujourd’hui, une part importante de la population manifeste une appétence réelle au “temps pour soi”. Cette revendication du temps libre est en hausse et va de pair avec une revendication de la diminution du temps de travail. En parallèle, tant les employés que les employeurs ont découvert l’inutilité de nombreuses tâches dont le seul résultat était une masse de temps perdu. Enfin, l’urgente réorganisation du travail imposée a aussi révélé les limites et les lacunes du système hiérarchique classique particulièrement chronophage. Cela a mis en valeur la pertinence de l’autonomie, de l’exercice d’une vraie liberté et d’une responsabilité laissées aux employés à bien faire leur travail. À leur rythme. »
Remettre les pendules à l’heure
Défenseur d’un droit du travail très progressiste, Emmanuel Dockès va encore plus loin pour résoudre l’équation temps-travail de demain. « Gardons bien à l’esprit que nous sommes dans une société du surtravail pour les uns (avec risque endémique de burn out et d’épuisement) et du sous-travail pour les autres (facteur de précarité et d’exclusion). Pour remettre les pendules à l’heure d’un monde du travail repensé, trois solutions s’imposent. Il faut tout d’abord mettre en place toutes les mesures et politiques nécessaires pour arriver à un partage équitable du temps de travail. Parmi ces mesures, il faut ensuite réduire drastiquement la durée légale du travail. Moi, je préconise seize heures par semaine en moyenne, et bien payées. Soit deux jours de travail. Ce sera tout “bénef” pour les citoyens. Mais attention : réduire la durée globale du temps de travail hebdomadaire sans partager l’emploi ne ferait qu’aggraver les inégalités et l’exclusion. Et enfin, il faut dissuader les heures supplémentaires en les rendant coûteuses à l’employeur. »
La proposition est certes audacieuse. Mais qui aurait prédit il y a un an que le télétravail doublerait et aurait aujourd’hui pénétré la plupart des foyers ? Cette irruption a également brouillé les aiguilles du temps et pose question : le télétravail s’avérera-t-il un allié ou un ennemi de la concorde repensée entre temps et travail ? La crise sanitaire de la Covid-19 a été le déclencheur d’une réflexion majeure sur l’organisation spatio-temporelle du travail tout en ouvrant grand la porte des maisons au travail à distance. Une sorte de cheval de Troie avec encore dans ses besaces quelques ingrédients hérités du modèle productiviste d’hier : flexibilité incitant au surtravail, présence invasive dans la sphère privée, délitement des vrais contacts sociaux… De quoi questionner tout citoyen en quête de travailler moins mais mieux, un travail ayant un sens et harmonieusement adossé à un temps privé, libre et personnel.
Le travail à la maison, une porte ouverte
Le professeur Emmanuel Dockès se veut rassurant : « Heureusement, le télétravail est déjà bien réglementé dans le droit et la loi. Il pourra être facilement affiné et adapté aux nouvelles réalités. D’autre part, selon sa situation, chaque personne active trouvera son équilibre entre télétravail et “présentiel”. Ce qui est sûr, c’est que le travail à distance s’installe durablement, car il plaît. Pour son gain de temps en mobilité, l’augmentation de qualité de vie, la liberté d’organisation. Et les employeurs ont compris que cela marchait, tout en réduisant les tâches inutiles et sans avoir à surveiller les salariés. Un télétravail efficace et respectueux des droits des travailleurs peut participer à créer un univers de travail partagé entre des personnes exerçant moins d’heures. »
Quant aux horaires stricts, ils en ont pris un sacré coup. La temporalité du travail devient molle et malléable comme une montre façon Dalí. Espérons-le, au bénéfice du temps libre et de l’épanouissement des individus plus qu’au profit d’un système économique toujours prêt à pressurer pour plus de productivité. Et sans retard. Le retard, en voilà un paramètre à réinventer et à relativiser, comme l’explique la philosophe Hélène L’Heuillet dans son essai Éloge du retard. Elle y dénonce la course après le temps et l’obsession de sa maîtrise, « exercice obligé par la société organisant le travail et le rapport au travail ». Avec comme réflexe induit « une traque des instants libres, le besoin frénétique de les occuper. Comme s’il y avait une obligation que le temps soit rentabilisé ». Découpé en horaires stricts à respecter. « Or, la parade, la soupape à cela, c’est le retard, expliquait l’auteure sur les ondes de la RTBF1. Et il y a un art du retard, de l’informel temporel. Plutôt que d’avoir peur des retards, il faut en jouer. Le temps objectif est imposé mais lui répond un temps subjectif soucieux de revenir aux invariants de l’espèce humaine. Une reconquête du temps pour soi, et de sa gestion est engagée »… À méditer à tous les étages des entreprises. Car prendre le temps de la réflexion sur les temporalités du travail, sur l’équilibre entre vie professionnelle et vie privée, ce n’est pas se mettre en retard. C’est être raccord avec son temps.
1 « Dans quel monde on vit », émission de Pascal Claude avec Hélène L’Heuillet, diffusée le 4 avril 2020 sur la Première.