Espace de libertés | Octobre 2020 (n° 492)

Dossier

Le coronavirus a engendré de nombreuses pertes d’emploi et un certain marasme économique. Mais a-t-il modifié pour autant notre conception du travail ? La plupart des médias ont court-circuité le temps du questionnement par des jugements à l’emporte-pièce relevant plus de la réaction passionnelle que d’une discussion raisonnée. Nous voudrions exemplifier cela à travers la lexie de « métier essentiel » et essayer d’esquisser quelques conditions à un changement de fond dans la conception du travail.


La valorisation par le travail est une chose naturelle. Le travail a un caractère anthropogène, ainsi que l’ont souligné Hegel et Marx. Mais tout travail ne se vaut pas au regard de notre société marquée par le capitalisme, à commencer par le travail qui est financé et celui qui ne l’est pas. Ivan Illich a très bien relevé la différence entre « travailler » et « avoir un travail ». La société, en substantifiant le travail, le fait entrer dans le registre de la production. Avoir un travail, c’est disposer d’un bien mesurable, quantifiable. Aux yeux d’une société marquée par le capitalisme, seul ce type de travail, qui est rémunéré, est valorisé1. La hauteur de la valorisation est d’ailleurs en général fonction du montant des rémunérations.

Une question de valorisation ?

En qualifiant le secteur des soins de santé, la collecte des déchets ou encore à la distribution des colis de « travail essentiel », n’y a-t-il pas eu de la part des médias et des politiques une tentative maladroite de substituer au critère quantitatif de la rémunération un critère qualitatif ? L’expression de « travail essentiel » ne va toutefois pas de soi. D’une part, les métiers récemment dits « essentiels » (au fonctionnement de l’économie du pays) ne sont en fait aucunement « essentiels » en un sens absolu. Il n’est pas besoin d’éboueurs, d’infirmiers ou de facteurs pour faire société. Ce qu’il aurait fallu avancer, c’est que la place de ces métiers dans la société qui est la nôtre était trop peu valorisée. D’autre part, le traitement médiatique du coronavirus, en mettant en lumière des métiers trop peu valorisés sous l’appellation de « métiers essentiels », a induit indirectement une dépréciation de métiers supposés « inessentiels », contenant certes les bullshit jobs, mais aussi tout le secteur culturel.

À côté des métiers dits « essentiels », les médias et les entreprises ont fait de la flexibilité, de la capacité à se réinventer à travers le télétravail, un autre objet de valorisation. Le coût caché de cette flexibilité, c’est une certaine allégeance au « solutionnisme » numérique. En se rendant dépendant de l’outil informatique, lequel est aux mains de monopoles de plus en plus puissants, on accrédite par ailleurs le nouvel impératif d’adaptation2, cautionnant implicitement le présupposé selon lequel est déconnecté celui qui ne fournit pas une modification de son comportement qui soit évaluable sous l’angle du progrès technique.

Confinés dans le présent

Au vu de ces arguments, ne faudrait-il pas accueillir avec un certain recul ces vertus médiatiques attachées au monde du travail en période de Covid-19 ? En fait, en mettant en avant les capacités d’adaptation, qu’elles relèvent de l’héroïsme ou de la flexibilité, les médias nous confinent dans le présent. Il n’est pas anodin que toute ouverture sur le passé ou le futur, que ce soit par l’enseignement ou la culture, ait été, tout d’abord, occultée dans la gestion de la crise du coronavirus. La rentrée scolaire (en code jaune) s’est ensuite faite, en excluant le parascolaire, en renforçant le clivage entre l’école et la société, au risque de faire de l’institution scolaire le moyen d’avoir un diplôme pour entrer dans la société au lieu d’être la possibilité d’expérimenter la société en son être3. Dès l’école, on capitalise le temps qu’on investit et on espère un retour sur l’investissement. La rentabilité prend alors le pas sur la convivialité. Si l’on n’était pas déjà dans une telle logique, comment pourrait-on concevoir que la législation appliquée aux passagers d’avion soit moins stricte que celle réservée au public d’une salle de spectacle ?

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La valorisation de l’éboueur ou du caissier va de pair avec une société consumériste prise dans le présent. En effet, en mettant en avant ces métiers, on n’incite pas les gens à se tourner vers un autre type de société où le jardinage et le zéro déchet rendraient la soi-disant « essentialité » de ces métiers caduque. Par l’essentialisation de métiers, on cherche juste à pérenniser un mode de vie qui pourrait être mis à mal par la crise. On déplace le « focus », mais on ne change rien. On ne passe pas de la crise à la critique !

Réfléchir pour changer

En fait, il y a une certaine force dans l’habitude, un formatage de nos pensées qui fait que nous avons tendance à reproduire le modèle dans lequel nous sommes sans y prendre garde. Il importe d’y être vigilant. Le danger des médias ne trouve pas seulement son origine dans les fake news, il vient aussi du fait qu’ils reflètent plus la société qu’ils ne la réfléchissent. Plutôt que de vanter nos facultés d’adaptation à une situation de crise, ne faudrait-il pas définir par la critique un cadre adapté à même de faire du travail l’instrument de l’estime de soi et non seulement l’objet d’une valorisation ponctuelle ?

Changer durablement le monde du travail consistera d’abord à modifier la structure économique dans laquelle il s’inscrit. En l’occurrence, si l’on veut réformer le modèle capitaliste, il importe de réglementer la pratique de l’externalisation des coûts. Si le producteur prend en charge les frais de collecte des déchets, il générera moins d’emballages. Si la firme pharmaceutique est impliquée dans le traitement des effets secondaires que ses produits induisent, elle cherchera à développer des remèdes plus en harmonie avec la nature biologique de chacun, etc.

L’externalisation des coûts déresponsabilise les grandes entreprises. En sous-traitant les problèmes, les multinationales font porter toute la responsabilité sur les épaules de ceux qui apparaissent à l’un ou l’autre bout de la chaîne. Qu’épisodiquement ceux-ci soient valorisés (de façon purement symbolique d’ailleurs) ne change rien à l’affaire. La chute massive des inscriptions dans les filières d’études en soins infirmiers montre bien qu’en dépit de la valorisation, peu demandent à s’investir comme sauveurs d’une société qui dysfonctionne.

Les héros d’un modèle caduc

Si les liens entre la situation de crise et l’économie capitaliste sont patents (empiétement sur les surfaces sauvages dû aux cultures intensives, libération d’agents pathogènes et propagation de ceux-ci à travers la multiplication des contacts dans le cadre du marché mondial), la solution ne réside pas dans la valorisation d’un travail de plus en plus héroïque au sein de ce modèle d’économie, mais dans l’affaiblissement (par le biais des boycotts et des réglementations contraignantes) de ce modèle et dans la promotion de modèles alternatifs comme l’économie circulaire (au moyen du buycott et d’une fiscalité adaptée). Comment peut-on concevoir que les compagnies aériennes ne payent pas de taxes sur le kérosène ou encore que l’agrobusiness, responsable pour une grande part de l’épuisement des ressources, n’ait pas de compte à rendre pour la déprédation de l’environnement qu’il occasionne ? Dans un même ordre d’idées, n’est-il pas hallucinant de constater que rien ne contraint les banques à communiquer de façon transparente à tout un chacun sur la manière dont elles investissent l’argent qu’on leur confie ?

En bref, redéfinir durablement le travail implique de valoriser les gestes écoresponsables grâce à une fiscalité repensée, de lutter contre l’obscurantisme de la finance et l’externalisation des coûts. Ce n’est qu’au prix de ces changements influant sur le cadre économique – et non en vantant l’héroïsme des travailleurs actant dans des conditions limites – que l’on pourra faire de chaque métier l’élément d’un ensemble qui apporte notre adhésion et retrouver la dimension anthropogène et sociétale du travail.


1 Ivan Illich, La Convivialité, Paris, éditions du Seuil, 1973.
2 Sur le sujet, voir Barbara Stiegler, «Il faut s’adapter. » Sur un nouvel impératif politique, Paris, PUF, 2019.
3 Voir Ivan Illich, Une société sans école, Paris, éditions du Seuil, 1971.