Dans sa bande dessinée « Hshouma », l’activiste marocaine Zainab Fasiki (née en 1994), devenue une icône du genre suivie par des dizaines de milliers de personnes sur les réseaux sociaux, dénonce le contrôle de la sexualité et des corps dans le monde arabe. Elle invite chaque femme à se réapproprier le sien, au-delà de l’hypocrisie patriarcale.
Hshouma ou hchouma, en dialecte marocain, signifie « honte ». Qu’est-ce qui vous a amenée à explorer ce thème central dans votre travail ?
Ce mot renvoie aux sujets tabous au sein de la société marocaine. Projet à la fois artistique et éducatif, cet ouvrage questionne les tabous liés au genre, à l’éducation sexuelle, aux violences faites aux femmes. Il s’agit d’un manuel sexuel laïque, qui propose une manière de voir la liberté individuelle. Dans la société marocaine, chacun est très contrôlé. La culture de la hshouma a traumatisé beaucoup de gens. Certains ont quitté le pays. Tout y est crime : le désir, le corps féminin… Depuis la politique de conquête musulmane, entamée au viie siècle, l’image de la femme dans le Maghreb s’est détériorée et n’est plus traitée à l’égal de l’homme. Comme le corps féminin excite les hommes, il faut le couvrir. C’est une façon de contrôler les femmes. Celles-ci n’osent pas exprimer leurs désirs.
Très tôt, vos projets personnels ont emprunté la voie féministe, vous avez également intégré un collectif d’illustrateurs militants…
À Fès, j’ai suivi un baccalauréat scientifique, puis une formation en mécanique. J’ai ensuite poursuivi des études à l’Université de Casablanca, dont je suis sortie diplômée en tant qu’ingénieure d’État en mécanique en 2017. Avant cela, je fréquentais déjà le milieu des galeries et des artistes, mais pas celui des ingénieurs, j’y étais discriminée. J’ai intégré un collectif qui publie le fanzine Skefkef, une bande dessinée devenue populaire. Avec eux, j’ai appris le scénario, le découpage et même le courage, au moyen de la critique sociale et politique. Mes dessins ont pris une tournure plus féministe. J’ai commencé par me dessiner nue et à partager mes dessins sur Internet. Une façon d’affirmer que j’ai un corps, que je peux le dessiner et que « ce que je fais ne te concerne pas ». À l’époque, j’étais stressée par l’université et les réactions sexistes, le harcèlement de rue constant, le contrôle familial, etc., et cela a été une sorte de thérapie. Aujourd’hui, c’est davantage un mode de provocation.
Au Maroc comme ailleurs, votre travail trouve un vaste écho auprès de la population et des médias. Quel est votre public et comment expliquez-vous ce succès ?
De nombreuses jeunes filles me suivent sur Internet. Lors des séances de vente et de signatures, ce sont souvent des parents qui amènent leurs enfants. Le public oscille entre enfants et gens d’une quarantaine d’années, mais aussi des personnes plus âgées, hommes et femmes. Peu de personnes osent parler de ces thématiques, craignant insultes et menaces. J’ai développé une résistance face à cela. J’essaie de décomplexer le corps. Même si l’on donne naissance à un être humain, il ne nous appartient pas ni sa vie sexuelle. Les hommes ont beaucoup de privilèges. J’ai grandi avec des musulmans qui boivent, baisent, mais pas avec leur copine. À 20 ans, j’étais très déprimée. Je voulais être un homme, vivre simplement, ne pas devoir faire une révolution, au Maroc ou ailleurs.
En tant que personne libre et militante, comment êtes-vous perçue dans votre pays ?
Je suis sans cesse confrontée à des complots, des lois, des voisins qui m’attaquent. Comme je suis féministe intersectionnelle, je respecte la diversité religieuse, l’origine, etc. Le problème, c’est le religieux qui s’oppose à moi. Or, de mon côté, je n’ai jamais forcé quiconque à pratiquer ce que je pratique. C’est compliqué au Maroc, où règne un code moral de la société et où sévit la culture du viol et du harcèlement. Ainsi, avant le mariage, la femme doit se soumettre à un test de virginité, c’est une question d’honneur. Et si une fille accuse un violeur ou un harceleur, c’est elle qui est soupçonnée, on lui demande comment elle était habillée, si elle avait bu, si elle est entrée chez lui. L’idée acceptée est qu’un homme ne peut se contrôler. Tandis que des médias et des animateurs et animatrices très connus normalisent le fait d’insulter les homos, les femmes libres, le célibat, la monoparentalité… Ces médias préservent des idées intégristes et extrémistes.
Projet à la fois artistique et éducatif, cet ouvrage questionne les tabous liés au genre, à l’éducation sexuelle, aux violences faites aux femmes. © Frédéric Cirou /PhotoAlto/AFP
N’avez-vous jamais été tentée d’émigrer vers d’autres contrées ?
J’ai passé toute ma vie au Maroc, à Fès. J’ai longtemps pensé vivre ailleurs, mais cela ne sert à rien de s’isoler dans une zone de confort. J’ai donc décidé de rester ici, de tenter de faire bouger les choses, et de toucher les Marocains. Bien sûr, je ne peux pas changer tout un peuple de 40 millions de personnes, mais en tant qu’activiste, j’essaie de lancer le débat, d’amener une évolution grâce à l’art et à la littérature. C’est de la bande dessinée engagée. Je suis parfois invitée dans des universités d’autres pays, et je suis contente de sensibiliser les jeunes à l’utilisation de cette forme artistique, c’est un outil d’expression citoyenne. Je me déplace aussi souvent à Paris, où se trouve ma maison d’édition.
Les choses changent peu à peu ; au Maroc et au sein de la société arabe, l’on assiste à la résurgence d’un mouvement féministe depuis plusieurs années.
Depuis 2016, un mouvement très actif y défend la liberté pour chacune et s’insurge contre le patriarcat. Il regroupe plusieurs profils : des femmes au foyer, des étudiantes… qui prennent quotidiennement la parole sur les réseaux sociaux ou dans la ville. De mon côté, j’ai créé le collectif Women Power qui encourage les jeunes artistes marocaines au travers d’ateliers de coaching et de groupes de discussions. Nous devons lutter contre ce système défaillant. Les pouvoirs en place trouvent toujours des excuses, de type : « Ces problèmes existent dans tous les pays », « Libérer la sexualité ne fera qu’aggraver la situation », etc. Or la frustration sexuelle continue de faire des victimes quotidiennement.
Quels sont les facteurs qui alimentent cette frustration ?
L’acte sexuel devrait être un plaisir, un besoin biologique et un droit fondamental. Mais au Maroc, il est régi par la loi, qui ne le conçoit que dans le cadre du couple marié hétérosexuel. Cela entraîne une limitation de la vie intime, mais aussi une violence à la fois verbale et physique. Pour les musulmans, il est haram d’enfreindre cette loi. Or, ils ne la respectent pas forcément ! Il faut noter que de nombreux jeunes ne disposent pas d’un travail ou d’une indépendance financière qui leur permettent de se marier et n’ont donc pas non plus la possibilité d’assouvir leurs désirs dans un cadre conjugal. Et pour couronner le tout, cette loi s’applique également aux non-musulmans.
De quoi accuse-t-on les personnes qui se distancient de ce système dominant ? De « copier l’Occident » ?
Oui, bien que l’Occident n’a jamais inventé la liberté et la sexualité, et que la société n’y est pas parfaite non plus ! Il nous a simplement précédés dans la compréhension du sens de ces termes, qui sont inhérents à la nature humaine. Paradoxalement, au Maroc comme dans de nombreux pays africains, une image de la beauté européenne ou américaine prévaut et les médias imposent une idée de la perfection qui exclut les personnes qui n’en font pas partie, en raison de leur poids, de leur âge ou de leur couleur de peau. Laisser les autres choisir [sic] leur sexualité ne veut pas dire revenir à la vie animale, mais bien se réconcilier enfin avec son corps et ses désirs. J’admets toutefois que tous les Marocains ne sont pas encore prêts pour ce changement. Il est nécessaire de développer l’éducation sexuelle auprès des jeunes, de sensibiliser à la contraception – il y a un grand manque à ce niveau et cela génère d’énormes problèmes sociaux –, au respect mutuel au sein du couple, au consentement avant l’acte sexuel, etc. Et enfin de rappeler le rôle des parents dans une éducation qui défend les droits fondamentaux et les libertés individuelles.