Espace de libertés | Octobre 2020 (n° 492)

« Cancel culture » ou la dilution du débat (Renaud Maes)


Opinion

Elle fait partie des nouveaux concepts qui font les choux gras des médias et des réseaux sociaux: la «cancel culture», littéralement «la culture de l’annulation». Autrement dit, pour certains, le fait de refuser à autrui l’expression d’une opinion contraire. Mais dans les faits, cela aboutit aussi à un phénomène d’ostracisme sur Internet et à un risque de confiscation du débat. Rédacteur en chef de La Revue nouvelle, directeur de Scam.be et «conférencier invité» à l’Université Saint-Louis Bruxelles, Renaud Maes nous donne son avis à ce propos.


« De tous les concepts à la con récemment inventés par les réacs, la prétendue “cancel culture”, amalgame grossier d’épiphénomènes, est sans conteste celui qui m’emmerde le plus. Cet emmerdement n’a rien de théorique : ce concept m’est servi depuis peu lorsque, exerçant mon métier de rédacteur en chef, je refuse des papiers. “J’ose espérer que le refus de mon article n’est pas un témoignage de plus de la cancel culture…” m’écrit un auteur. “Je prends bonne note que mon texte est canceled”, me déclare un autre.

Dans les deux cas, les textes qui n’ont pas été acceptés ne correspondent à aucune rubrique de la publication (hybridant très allègrement opinions et faits), contiennent des assertions énormes (sans amener de preuves) et ont été considérés par les duos de relecteurs comme impubliables dans une revue qui porte une grande attention à la rigueur argumentative et à l’évitement des simplismes et des caricatures.

Dans ce cadre, hurler à la “cancel culture” permet en réalité d’exiger la disparition de la ligne éditoriale des revues, voire de tout processus de vérification de l’information (comme les relectures), et, surtout, d’inverser la charge de la preuve : ce serait maintenant à moi de prouver que non, le rejet n’est pas “idéologique” (au sens restreint), que l’examen du texte a été le plus “objectif” possible, etc.

Ce n’est pas un hasard si Trump utilise le concept encore et encore : il lui permet d’exiger des tribunes libres, sans contestation, sans vérification de ses propos. C’est cela que nombre de ceux qui dénoncent la prétendue “cancel culture” sont en train d’exiger : un droit de dire ce qu’ils veulent comme ils le veulent partout, sans jamais devoir se justifier de leurs propos. Y compris s’ils ne respectent rien, en particulier les standards minimaux du débat intellectuel, voire le cadre juridique et déontologique qui contrôle les publications.

Si l’on continue à faire gonfler le monstre imaginaire de la “cancel culture”, c’est l’idée même d’une ligne éditoriale qui va se trouver mise en procès et, ce faisant, la possibilité de construire collectivement une pensée complexe. Car qui dit “ligne éditoriale” dit relectures, dit rédac chef et éditeur responsable, dit comité de rédaction, et donc possibilité de dénoncer une “intelligentsia bien-pensante qui ‘cancel’ les textes avec lesquels elle n’est pas en accord”. Or la dilution de la notion de ligne éditoriale et, par conséquent, de la responsabilité éditoriale est déjà bien avancée, les quotidiens ayant en partie renoncé (on juxtapose un “pour”, un “contre” et on considère qu’on a garanti la “diversité d’information”, on publie des cartes blanches absolument infondées au titre de la liberté d’expression, on laisse des torrents de haine se déverser dans les commentaires des articles, etc.). Si l’on n’y prend pas garde, le concept de “cancel culture” peut accélérer encore ce processus… jusqu’à la disparition de ce qui fait l’essence même d’une revue. » (se)