Le 4 février 1912, L’Homme volant saute de la tour Eiffel, cet organe symbole de pénétration du ciel et du progrès industriel. Pendant la chute, l’homme, portant un costume-parachute « chauve-souris », s’interdit d’appréhender la létalité de son saut. Sa détermination ignore l’énorme vérité. Il va voler, non, mieux, il vole. Il fait des mouvements assurés, il est albatros (ou chauve-souris). Ses vêtements « modernes » sont conçus pour contrer le passé et la fatalité que l’homme ne contrôle pas tout. Pendant le temps de ce flottement, l’homme costumé se met en scène pour tromper la mort. Franz Reichelt parvient, en suspension, à maintenir une posture qui lui donne raison. Il vole.
Cette chute, que Franz Reichelt nommait sûrement envol, est une habilitation surdimensionnée, un détournement, un revirement de paradigme. L’époque enflée de progrès, de multiplications d’inventions retire à Franz son origine néolithique, son lien direct avec l’outil, le sol et son corps « premier ». Sa vanité le suspend, elle établit, à l’aide de codes psychiques boostés d’adrénaline collective, l’être au-delà d’une mortalité assez banale, trop vulgaire. La sensation de danger ajoute à la suspension. Tout comme la mise en scène, l’utilisation de « la » tour Eiffel comme plongeoir (ou piste de décollage). La témérité de Franz Reichelt ajoutée à son désir de vaincre l’humanité d’un battement d’ailes (enfin de bras), imbibée d’une arrogance toute 1912, toute capitaliste, toute coloniale, toute endémique, toute patriotique, le fait voler, sans que plus jamais (enfin pour les quelques secondes avant le bris des os et l’éclat des chairs sur la terre ferme) l’idée de sa finitude l’encombre.
Franz Reichelt volant métamorphose le monde, chacun s’accrochera à cette suspension-illusion. Franz n’a pas son nom sur une stèle sous la tour Eiffel, seul un impact de 20 centimètres de profondeur jusqu’à la fin février 1912 peut-être.
La suspension n’est pas un état de présence, elle prévient la suite, elle véhicule l’élan mais c’est un détachement du réel. En apnée, nous sommes en l’air. Comment résister aux bourrasques, à ce suspens catastrophique ? Nous ne sommes pas des oiseaux, nous sommes des Franz Reichelt.
« C’est l’histoire d’un homme qui tombe d’un immeuble de cinquante étages.
Le mec, au fur et à mesure de sa chute, il se répète sans cesse pour se rassurer :
jusqu’ici tout va bien, jusqu’ici tout va bien, jusqu’ici tout va bien.
Mais l’important n’est pas
la chute, c’est l’atterrissage. »
Hubert Koundé, La Haine (1995) de Mathieu Kassovitz