Médecins, épidémiologistes, virologues, biologistes se succèdent dans les médias. L’expert scientifique semble avoir retrouvé la confiance et l’écoute des gouvernements et de l’opinion, nous rassurant par moments, nous alertant à d’autres. De quoi s’interroger sur la place des sciences dans la société et sur la nécessité de réactiver le sens commun, selon la philosophe Isabelle Stengers.
On n’a jamais vu autant de scientifiques sur les plateaux TV. Est-ce qu’on assiste à un retour en grâce de la science, de la confiance envers les scientifiques ? Une tendance à opposer peut-être à la méfiance vis-à-vis des autorités politiques ?
Nous vivons une période exceptionnelle. Les politiques n’ont actuellement que les experts et le ministère de l’Intérieur comme interlocuteur pour guider leurs actions et mettre en place des législations d’exception. Les experts détiennent un savoir. Mais que savent-ils en fait ? Ils sont un peu dépassés comme tout le monde, puisque le coronavirus est nouveau. On ne cesse de découvrir que ce virus est capable de choses que l’on ne soupçonnait pas au préalable. Les experts comblent un grand vide, mais ils l’occupent vaille que vaille. En France, la question est couplée à celle de l’honnêteté. On ne demande pas toujours à l’expert français d’être honnête. Quand il prodigue ses conseils, le politique lui demande de faire des recommandations sur une base scientifique. Ce recours à la science est moins présent en Belgique. Les experts belges font souvent preuve d’honnêteté et d’humour – qui colle bien avec la tradition belge –, tandis qu’en France, la science a été portée aux nues et est à présent remise en doute par le public. Il faut dire qu’ils ont entendu des experts s’envoyer des noms d’oiseaux au nom de la science ! En Belgique, les experts ont réglé leurs désaccords sans une telle violence, avec plus de douceur… Ils n’ont pas toujours de réponse infaillible à apporter aux questions que soulève la pandémie, mais parce que la science est censée pouvoir tout expliquer, ils se trouvent en quelque sorte obligés de répondre. Citons l’exemple, en France, des fameux essais cliniques [destinés à tester des molécules pour lutter contre le coronavirus, NDLR]. Ce que l’industrie pharmaceutique et l’administration attendent, c’est de savoir si un médicament est efficace pour guérir et s’il devra être remboursé. Ils attendent le « verdict de la science » pour être fixés. Or un essai clinique ne doit pas être appréhendé comme expérimentation scientifique dont l’enjeu est de savoir si l’on a trouvé la bonne question. Ici, en l’occurrence, la question est mauvaise, car la guérison n’est pas seulement une affaire de molécule. Elle implique une dimension de confiance, voire de croyance éventuellement. Quand on interroge les experts en attendant qu’ils répondent par oui par non, on mutile la question. Les épidémiologistes, eux, utilisent des modèles, et ils savent qu’il suffit de changer un paramètre pour que le résultat change. Il est bon que le public soit confronté avec le fait que la science ne peut pas fournir de réponse à toutes les questions, et encore moins quand celles-ci sont mauvaises.
N’est-il pas utile aussi de rappeler que le doute fait partie du processus scientifique également ?
Si l’on s’interroge sur la guérison, on peut se mettre à douter de la pertinence des tests cliniques. Les nouvelles molécules n’empoisonnent-elles pas le corps ? Mais parce que cette question est la seule admise, dans ce cas-ci, le doute est malvenu. Dans le domaine des sciences expérimentales comme la physique et la chimie, le doute est le cœur du processus : c’est parce qu’une proposition résiste aux premières objections des collègues que ces derniers en arrivent à être convaincus. Il s’agit d’une entreprise collective, et douter, c’est faire son boulot. Le scientifique n’est pas sceptique par essence : c’est par rapport à une proposition qui l’intéresse que son doute est vital. Ce qui prime, c’est de savoir si on se pose une bonne question ou si l’on est dans l’artefact. Lors de l’épidémie d’Ebola, on s’est rendu compte qu’il fallait absolument faire venir des anthropologues parce que les mesures de prévention de l’épidémie ne prenaient pas en considération certaines réalités telles que les rites funéraires.
Isabelle Stengers mène un combat intellectuel pour une refondation des rapports sociaux et biologiques. © DR
Vous en appelez à réactiver le sens commun. Qu’entendez-vous par là ?
Le sens commun n’est pas facile à définir, même si de nombreux philosophes se sont penchés dessus. Les scientifiques l’emploient d’ailleurs comme le « gros bon sens ». Avec sa théorie de la relativité restreinte, Albert Einstein est allé à l’encontre du sens commun : deux événements se produisant au même moment pour un observateur donné peuvent en fait se produire à des instants différents pour un autre observateur. Un collectif, une communauté, voire une civilisation peut faire sens en commun dès lors qu’elle accepte les questions dans toute leur diversité et qu’elle cultive l’imagination. C’est être capable de se dire « je pense ainsi, mais je peux comprendre que l’autre pense autrement », sans le juger, sans argumenter, mais en trouvant des solutions ou des propositions qui viennent de ces diversités. Les scientifiques qui pensent pouvoir régler cette crise sanitaire parce qu’ils possèdent le savoir scientifique qui s’y rapporte manquent de sens commun : ils n’ont pas été rendus sensibles à toutes les autres questions, à tous les autres types d’intérêts qu’une même situation peut susciter.
Les militants anti-OGM incarnent un exemple d’activistes qui ont réussi à réactiver ce sens commun. Comment ont-ils procédé ?
Ces militants sont parvenus à mettre les experts en porte-à-faux. Au lieu de privilégier un type d’objections fortes ou un type d’arguments, ils se sont rendus sensibles à ce qui allait arriver aux paysans, à ce qui allait arriver aux droits de propriété intellectuelle, c’est-à-dire aux brevets, à la question de la résistance des mauvaises herbes, à tout ce qui s’articule autour de l’agriculture. Ils ont produit un intérêt nouveau pour d’autres formes d’agriculture telle que l’agroécologie. Ils ont suscité l’intérêt de nombreux citoyens en leur fournissant de la matière à penser autour d’une question : quelle agriculture voulons-nous ? La réflexion continue et résulte de ce « penser ensemble » qui fait le lien entre l’agriculture, les modes de production et notre rapport avec la vie. Une matière à penser où des priorités divergentes se rencontrent et se respectent.
Le scientifique n’est pas sceptique par essence : c’est par rapport à une proposition qui l’intéresse que son doute est vital. © Thibault Savary/AFP
Le monde d’après, différent, qui en a fait rêver beaucoup pendant le confinement semble déjà oublié. On est vite revenu au monde d’avant, à la normale. Comment pourrait-on s’inspirer de ce qui a été opéré par ces activistes anti-OGM pour repenser ce monde différemment ?
Les activistes n’ont pas oublié. Ils savaient que la relance de la croissance serait la priorité. Si un changement intéressant doit avoir lieu, cela doit se faire avec la puissance de l’imagination positive des gens. Aucun miracle ne s’est produit. Mais se contenter de dire « on est déçus », enterrer les idées, les besoins et les protestations qui ont germé dans la tête de ceux qui ont eu le temps de penser, se dire : « C’est fini, on va fermer la parenthèse et revenir à avant » n’est pas envisageable. On va continuer parce qu’on n’a pas le choix, parce que derrière les épidémies – ce ne sera pas la dernière –, il y a le dérèglement climatique qui va en s’aggravant. D’une manière ou d’une autre, ce qui a été imaginé pendant la période de confinement reviendra autrement dans l’avenir. Faire sens en commun va devenir vital dans la lutte contre la croissance, contre le business as usual. Ceux qui ont obtenu, arraché, imposé le droit d’exploiter la Terre ne vont pas se laisser faire. Tout sera fait pour diviser l’opposition, pour que les mesures prises ne mettent pas en danger la croissance. Dans cette période de grosses turbulences, on n’a pas le droit de dire « l’occasion est manquée, on continue comme avant ». On doit dire : « Ça ne fait que commencer ! »
C’est aussi une manière de donner un peu d’espoir aux jeunes ?
On n’a pas de réponse simple à leur apporter parce que ce sont eux qui vont être menacés par toutes les divisions. Nous ne serons plus là pour le voir. La manière dont les jeunes ont répondu aux appels de Greta Thunberg est un bel exemple de ce vers quoi on doit aller. L’idée n’est pas de rassurer les jeunes, mais d’essayer de trouver des manières de faire sens en commun qui puissent les aider dans cet avenir. Les propos de la jeune Suédoise sont très forts : « Vous nous trahissez ! Pour qui vous prenez-vous ? Comment osez-vous ? » Gilles Deleuze disait que, contrairement à la culpabilité qui empoisonne, la honte est parfois un très grand motif d’action. Cette honte de ce que nous avons fait au monde, je veux en hériter parce qu’elle fait penser et agir.