Espace de libertés | Avril 2020 (n° 488)

« Personne ne peut faire l’économie d’un travail spirituel » – Rencontre avec Kahina Bahloul


Grand entretien

À 41 ans, Kahina Bahloul est la première femme imame de France. Son approche de la religion musulmane, imprégnée de soufisme, met l’accent sur le travail intérieur. Sans ce retour à soi, affirme-t-elle, l’humain ne peut que se réfugier dans le dogme, la norme et la violence.


Voix posée, maintien de danseuse et bijoux délicats, Kahina Bahloul a des allures de jolie Parisienne dans le vent, aux antipodes des stéréotypes lancinants, voilés de noir, de la femme musulmane. Née en 1979 d’un père algérien kabyle et d’une mère française, la jeune femme a passé sa jeunesse à Alger avant de revenir en France pour y travailler comme cadre dans le secteur des assurances. Elle développe ensuite un intérêt pour le soufisme, en particulier pour la pensée d’Ibn Arabi, théologien et poète soufi du xiie siècle. En 2019, elle devient la première imame de France, ce qui lui vaut de vives critiques de la part des salafistes. Mais Kahina, telle la reine berbère dont elle porte le prénom, avance avec la sérénité et la force de celle qui ne doute pas d’être sur la juste voie. Représentante d’un islam libéral, au même titre que la femme rabbin Delphine Horvilleur l’est d’un judaïsme libéral, Kahina Bahloul promeut un mouvement religieux réformateur, qu’elle estime non seulement compatible avec la modernité et l’évolution de la place des femmes, mais nécessaire à cette modernité, en proie à un infime déficit de spiritualité. Elle espère même ouvrir prochainement une mosquée mixte et inclusive, baptisée Fatima, un lieu de culte différent, où hommes et femmes pourraient prier côte à côte.

Deux événements semblent avoir marqué un tournant dans votre vie spirituelle : le décès de votre père et les attentats de 2015, est-ce bien cela ?

Pendant ma jeunesse en Algérie, j’ai étudié le Coran, la jurisprudence musulmane. À la suite du décès de mon papa en 2010, j’ai commencé à m’intéresser au soufisme de beaucoup plus près : j’étais dans un besoin de réponses à des questions existentielles. Les attentats, eux, ont ravivé une blessure, quelque chose que j’avais vécu en Algérie pendant la période de la décennie noire (guerre civile algérienne, de 1991 à 2002, NDLR). Ils ont aussi conforté ma démarche personnelle, qui était de passer d’un vécu religieux ancré dans le ritualisme à quelque chose de plus intériorisé, permettant d’accomplir un véritable travail de transformation sur soi. Avec les attentats, j’ai réalisé que beaucoup de jeunes étaient enfermés dans une compréhension de la religion complètement dogmatique, mais aussi très violente puisqu’ils n’ont jamais été éveillés à la spiritualité. Le fait d’être coupé de son intériorité, de ne pas comprendre que l’être humain doit effectuer un travail sur sa façon d’être au monde a fait d’eux des proies très faciles pour ces idéologies.

French-Algerian female Imam Kahina Bahloul poses during a photo session in Paris on September 4, 2019. - Gather funds, find a building, get accepted by a community, ignore the threats : becoming the imam of a progressive mosque in France is a tortuous path. (Photo by Joël SAGET / AFP)

« Quand on est une pionnière, il faut s’attendre à être critiquée et menacée. » © Joël  Saget/AFP

Le travail de l’âme n’est pas très à la mode. On accepte, au mieux, d’aller voir un psy, n’est-ce pas ?

Nous vivons dans une époque difficile, mais où nous avons incontestablement atteint une certaine aisance matérielle. L’accumulation de biens permet d’obtenir la satisfaction immédiate des désirs : c’est la voie de la facilité. De nombreuses personnes pensent que l’accumulation de petits plaisirs quotidiens peut suffire à remplir une vie, mais beaucoup se rendent compte au bout d’un certain temps qu’ils sont en fait passés à côté de leur vie. Vous marchez dans la rue : tout est fait pour vous subjuguer et vous détourner de vous-même, de l’éveil à votre intériorité. Or un individu qui a conscience de son être, et conscience de l’importance de ce travail d’éveil, est forcément un élément positif et constructif pour la société. Mais bien sûr, amener quelqu’un à accomplir un cheminement spirituel ne se fait pas du jour au lendemain. Il me semble néanmoins que personne ne peut faire l’économie de ce travail. Quand on veut passer outre, on devient une proie pour toutes les manipulations possibles, tous les endoctrinements.

La quête d’intériorité passe parfois pour une énième manifestation de l’individualisme, mais vous suggérez ici qu’elle permet de se relier aux autres ?

Absolument. Le soufisme, qui est la voie ésotérique et spirituelle de l’islam, permet de sortir de ce monde qui nous conduit le plus souvent à éparpiller notre attention. Or cela se fait précisément par l’intermédiaire d’un guide spirituel, grâce à l’effet « miroir » qu’il produit : l’autre nous renvoie quelque chose de nous-mêmes et nous permet d’aller plus loin dans la connaissance de soi. Pour le soufisme, nous ne sommes que les incarnations dans le monde matériel des attributs divins.

Ni à être un instrument de pouvoir ?

Non, ou alors un instrument de pouvoir sur soi. Le soufisme est encore très vivant dans l’islam aujourd’hui. Mais ce qui lui a fait beaucoup de mal, c’est le wahhabisme et le salafisme, des doctrines non pas ésotériques, mais exotériques, qui se limitent à une approche extérieure et normative de la religion, avec les conséquences dramatiques qui vont avec. Non seulement on a vidé l’islam de sa composante spirituelle, mais nous sommes aussi dans un formalisme exagéré. À force d’avoir atrophié notre développement intérieur, il y a une sorte d’inflation de l’extérieur, de la normativité.

En 2019, vous êtes devenue la première imame de France, suivant notamment l’exemple de la Danoise Sherin Khankan. Vous avez écrit dans Les Cahiers de l’islam : « Aucun argument émanant du Coran ni de la sunna ne peut être sérieusement avancé pour invalider ou rendre illicite l’imamat des femmes. »

La France compte la plus grande communauté musulmane d’Europe. Et pourtant, il n’y avait jusqu’à récemment pas de femmes imames. Cela me semble révélateur d’une orientation particulièrement conservatrice de l’islam de France. Même en Chine, depuis le xviiie siècle, il y a des femmes imames, même si elles font partie de communautés exclusivement féminines. Aux États-Unis, il y a aussi plusieurs imames. Dans les pays du Maghreb et du Moyen-Orient, c’est impensable.

L’imamat des femmes et plus généralement l’évolution du rôle des femmes dans la société vous semblent-ils essentiels pour rétablir cet équilibre entre l’ésotérisme et l’exotérisme, l’intérieur et l’extérieur ?

Complètement. La norme a souvent été l’apanage des hommes dans nos sociétés et a conduit à contenir la femme dans la sphère privée. Si on adopte une lecture beaucoup plus spirituelle de la religion, cela donne naturellement beaucoup plus de place à la femme, laquelle est non seulement l’égale de l’homme, mais aussi son autre moitié. Dans la spiritualité, le masculin et le féminin sont deux principes qui se complètent. Si l’un n’est pas compris à sa juste valeur, cela crée forcément un déséquilibre.

Tout le monde n’apprécie pas vos prises de position libérales. Vous avez été la cible d’insultes sexistes, antisémites – votre grand-mère maternelle était juive polonaise–, on vous a qualifiée de « sorcière ». Vous avez même reçu des menaces de mort. Vous tenez bon ?

La sorcière, c’est à cause de mon prénom. Kahina, dans l’histoire du Maghreb, est une reine berbère qui s’est battue contre les Omeyyades. Ils lui ont donc donné ce surnom qui signifie « oracle » ou « prêtresse », car ils ont été profondément déstabilisés par sa force. Certains anthropologues ont même parlé de matriarcat à son propos. Je suis très fière de ce nom. Quand on est une pionnière, il faut s’attendre à être critiquée et menacée. Je passe outre, car je suis convaincue d’être dans la bonne voie. Je crois au contraire que les personnes qui m’attaquent sont dans l’ignorance, qu’elles n’ont jamais été éveillées à faire un travail sur elles-mêmes, à accepter l’altérité. Mais oui, quand je lis des messages extrêmement violents sur les réseaux sociaux, ce sont des moments difficiles. Toutes ces postures de rejet envers les femmes qui ont l’audace de prendre une place qui ne leur est pas donnée par le patriarcat, le pouvoir en place, montrent que certains pensent encore pouvoir imposer un schéma hégémonique et dicter une vérité monolithique. À mon sens, cela révèle un profond manque d’amour de soi.

Vous ne portez pas le voile et vous avez montré que l’assignation des femmes à porter une tenue particulière n’était pas fondée sur les textes.

Cette assignation a fait du corps de la femme un objet central, la source des désirs comme du mal. Cela a créé une culpabilité énorme chez les musulmanes. J’ai encore reçu récemment un message d’une femme qui me disait : « Je ne vous remercierai jamais assez : grâce à vous, je peux sortir en rue en jean ou en robe et me sentir une bonne musulmane. » Mais il faut faire attention : la liberté de la femme est toujours compromise entre les extrêmes. On ne peut pas non plus dire, comme l’extrême droite : « Enlevez ce voile que je ne saurais voir. »

Comment devient-on imame ?

Dans la religion musulmane, il n’y a pas de clergé, pas d’organisation avec une autorité centrale comme dans la religion catholique. Il n’existe pas d’intermédiaire hiérarchique avec Dieu. Cela facilite les choses. Donc, la première condition, ce sont les connaissances. La deuxième, c’est d’avoir une communauté qui vous reconnaît comme telle.

Ce magistère est-il compatible avec l’ensemble des aspects possibles d’une vie de femme ?

Je n’ai pas encore d’enfant, je ne suis pas encore mariée, mais ce ne serait pas du tout incompatible. Les autres femmes imames dans le monde sont nombreuses à être mariées et mères. Ce que je trouve beau dans la religion musulmane, c’est justement qu’elle reconnaît l’être humain dans sa complexité. Pourquoi la religion serait-elle le lieu où un être humain doit être coupé de l’une des dimensions de son être ? On a tendance à croire que toutes les religions ont une dimension sacrificielle, mais ce n’est pas le cas, en particulier quand on est dans une voie spirituelle. Personnellement, je ne ressens aucun antagonisme : la spiritualité m’aide précisément à m’ancrer dans la vie contemporaine.