Sur fond de sorcellerie, de croyances déviantes et d’ambitions politiques, d’atroces assassinats ensanglantent le pays. Surmontant les peurs et les tabous ancestraux, la population gabonaise se mobilise, jusqu’à, enfin, contraindre la justice à agir.
Une marée humaine contre des torrents de sang. Le 11 mai 2013, une foule de 12 000 Gabonais a déferlé dans les rues de la capitale Libreville, à l’appel de l’Association de lutte contre les crimes rituels (ALCR). Cet abominable fléau ensanglante le pays depuis des années dans une relative indifférence et, jusqu’alors, une totale impunité. Costume impeccable, fine moustache, Jean Elvis Ebang Ondo nous confie d’une voix très douce qu’il veut croire cette période révolue: «J’ai créé l’ALCR en 2005, aujourd’hui, grâce à notre détermination, le tabou est levé, les gens n’ont plus peur.» Pour preuve, l’ampleur de la mobilisation dans un pays qui compte à peine 1,5 million d’habitants. Surtout, Jean Elvis a obtenu la participation hautement symbolique à la manifestation de Sylvia Bongo Ondimba, l’épouse du chef de l’État. Son mari, lui, s’est fendu d’une déclaration tonitruante ne promettant «aucune complaisance pour les assassins comme pour les commanditaires de crimes rituels».
La foule défile dans les rues de Libreville le 11 mai 2013… © DR
Ce phénomène, ancien, connaît une importante résurgence ces dernières années. Officiellement, 157 victimes ont été dénombrées entre 2011 et 2013, 75 enfants, 39 femmes et 43 hommes. Les immigrés, parmi les plus démunis, venus du Togo ou du Bénin, sont particulièrement exposés. Entre croyances mystiques et folie meurtrière, les crimes rituels relèvent, schématiquement, de la sorcellerie: des organes (yeux, oreilles, cœur, parties génitales) sont prélevés à vif sur le corps des victimes. Ces «pièces détachées», ainsi qu’elles sont nommées, sont par la suite utilisées lors de cérémonies occultes. Par pudeur, Jean Elvis n’évoque pas le sort de son fils de 12 ans. Éric Edou, a connu cette fin tragique un jour de mars 2005. Sa dépouille a été retrouvée au matin sur une plage de Libreville, à une encablure du cossu hôtel Laïco, assidûment fréquenté par les Français qui se rendent au pays. Plus loin gisait le corps de son camarade de CM2, Ibrahim Aboubakar. Jamais les exécutants de ces assassinats n’ont été identifiés, pas plus que leur commanditaire.
Le pouvoir en ligne de mire
Or c’est, précisément, cette impunité doublée d’une omerta que fait aujourd’hui vaciller la mobilisation populaire. Le crime rituel est indissociable de sa finalité politique. Pour celui qui l’ordonne moyennant finances, il s’agit, en s’appropriant un organe humain supplémentaire, d’accéder à une force supérieure lui conférant influence et pouvoir. Ces exactions sont donc principalement ordonnées dans les sphères politiques, jusqu’au plus haut niveau, et leur nombre augmente sensiblement lors des périodes électorales. La perspective des prochaines élections, présidentielle et législative, prévues en 2016, inspire les pires craintes à Jean Elvis. Il l’a répété à l’occasion du colloque national qu’il a organisé à Libreville le 18 juillet dernier: «Le contexte politique est particulièrement sensible. La campagne électorale a déjà commencé et ces périodes sont propices à la commission des crimes rituels.»
À cela s’ajoutent des pratiques maçonniques dénaturées et de la mystique Rose-Croix, très prisées des cercles du pouvoir. Influents, protégés, forts de leur stature, ils sont parvenus à ce qu’aucun commanditaire ne soit inquiété. Mais timidement, la Justice commence à affronter l’irrationnel et la réalité des crimes. Fait sans précédent, le 7 juin 2013, un sénateur a été incarcéré sous l’accusation d’avoir commandité l’assassinat d’une fillette de 12 ans en 2009. Et d’après nos informations, un autre sénateur a été interpelé à 600 kilomètres de Libreville voilà quelques mois. Sont également dans le viseur judiciaire un officier supérieur de l’armée et un important cadre dirigeant de la société de transports publics. Plus récemment, en juin dernier, c’est un enseignant de l’université qui a été lourdement condamné. Jacques Bitsi a écopé d’une peine de 22 ans de réclusion criminelle, dont 5 avec sursis, pour le meurtre de la jeune Lena-Marcelle, retrouvée sans vie en décembre 2011, le cœur et une partie des poumons extirpés de son thorax. Au cours d’une audience surréaliste, le désormais coupable avait plaidé l’innocence et juré n’avoir été que le témoin du dramatique résultat d’un accident de voiture…
Dans un bel œcuménisme, les représentants des cultes catholique, protestant et musulman se sont associés à la manifestation l’an dernier. Plus radical, le Mouvement des leaders chrétiens a de son côté tenu mi-juin une «nuit du procès divin» vouant au «châtiment suprême» les auteurs de crimes rituels. Une dimension spirituelle capitale en Afrique subsaharienne et un autre signe de la prise de conscience qui irrigue désormais la société gabonaise.
Jetée comme un objet ayant servi… © DR
Pourtant, voilà peu, le sujet suscitait encore une terreur palpable. Chez Marie qui fait chaud, une bonne table de Libreville où l’on savoure langoustes et bananes frites, la patronne n’aime pas que ses convives abordent la question. C’est cependant là que le général qui commandait les Forces françaises au Gabon (FFG, l’une des bases permanentes et stratégiques de l’armée tricolore en Afrique) nous avait confié ses craintes: «Lors du scrutin présidentiel de 2009, la sécurité a été drastiquement renforcée autour de mes deux jeunes enfants pour prévenir toute tentative d’enlèvement». En ville rôde encore une peur diffuse. Une légende devenue rumeur veut ainsi qu’une mystérieuse «voiture noire» attende les enfants à la sortie de l’école pour les mener vers une mort atroce.
La France fait la grâce matinée
Sur tous les fronts, les avancées sont notables, mais encore insuffisantes pour Jean Elvis Ebang Ondo. Du président Ali Bongo Ondimba, il attend «des actes et qu’il ne se paye pas de mots». L’ALCR a remis au chef de l’État un mémorandum réclamant un amendement du Code pénal, une aggravation des sanctions, la mobilisation de moyens, la formation d’une police scientifique et de médecins légistes dans un pays qui n’en compte que trois. Pour l’heure, «le Président dort sur ses dossiers», dénonce Ebang Ondo avec un franc parlé bien rare dans le pays. Dès l’origine, son association a bénéficié du soutien, y compris financier, de l’ambassade américaine. Le chef de la diplomatie US au Gabon a même préfacé un de ses ouvrages1. Depuis octobre dernier, une association lyonnaise, Agir ensemble pour les droits de l’homme, apporte également une contribution pécuniaire à l’ALCR. Les autorités françaises, elles, «se réveillent lentement», glisse poliment Jean Elvis. Disons qu’elles semblent faire la grâce matinée. Le 7 juillet 2013, aux côtés du président Bongo Ondimba, Yamina Benguigui, alors la ministre déléguée à la Francophonie, avait fièrement représenté la France lors de la célébration du centenaire de l’hôpital créé par le docteur Schweitzer à Lambaréné. Une bien belle cérémonie franco-gabonaise qui, heureusement, ne fut pas ternie par l’évocation d’un sordide «fait divers» révélé cinq jours plus tôt par la presse locale: le démantèlement d’un «réseau de la mort», cinq hommes et deux femmes ayant avoué avoir perpétré cinq crimes rituels, précisément dans la région de Lambaréné.
Outre sa présence militaire permanente, la France dispose d’intérêts économiques stratégiques dans le pays, via l’exploitation pétrolière opérée de longue date par la firme Elf. Longtemps, le Gabon a constitué la plus parfaite illustration de la «Françafrique» élevée au rang de système: exploitation des ressources, mise en place d’un pouvoir inféodé, paternalisme aux relents néo-colonialistes, accords de défense. Soit la tolérance de la mise en coupe réglée d’un pays, soumis à une clique politique corrompue mais servile, contre flots de pétrole et valises de billets. Il semble, aujourd’hui, qu’une partie de la population gabonaise ne considère plus que le sang soit soluble dans l’or noir.
1 Jean Elvis Ebang Ondo, préface de R. Barrie Walkley, Manifeste contre les crimes rituels au Gabon, Paris, L’Harmattan.