Espace de libertés | Octobre 2014 (n° 432)

Europe : Mythes et réalités d’un lobbying controversé


Dossier

La présence de groupes d’intérêt religieux (ou lobbies, employés ici de manière non péjorative) dans les institutions de l’Union européenne) suscite de nombreuses interrogations, craintes et fantasmes, dans des directions fréquemment opposées. Le Parlement européen, en tant qu’assemblée représentative de la diversité culturelle européenne et arène ouverte à tous les vents, cristallise l’attention.


Les partisans sourcilleux de la laïcité s’inquiètent de voir Bruxelles et Strasbourg comme une « citadelle assiégée » par des lobbies chrétiens qui utiliseraient le niveau supranational pour contourner la séparation des pouvoirs prévalant dans les États membres afin de promouvoir leurs visées conservatrices. Les activistes religieux dénoncent le caractère matérialiste, athée et occasionnellement « christianophobe » de décideurs européens sourds à tout discours sur les valeurs.

Le débat n’est pas aisé à trancher du fait de son caractère passionnel, mais aussi en raison du manque de données empiriques et de la difficulté à définir ce qu’est une participation légitime, et à mesurer concrètement ce qu’est un lobbying efficace. La prise de parole d’un acteur religieux peut relever de la délibération démocratique. Même lorsqu’elle est plus que cela, elle peut aussi n’avoir aucun effet. La volonté d’influencer ne signifie pas qu’on obtient des résultats.

Pour tenter d’aller au-delà des idées reçues, une solution est de demander directement aux députés européens la manière dont ils perçoivent et gèrent la représentation d’intérêt religieux. C’est ce que permet de faire l’enquête « La religion au Parlement européen » (RelEP). Cent soixante-sept parlementaires ont été interrogés entre 2010 et 2013 sur la religion dans l’exercice de leur mandat, le lobbying étant l’une des dimensions (1). Le témoignage des députés européens fournit un éclairage précis sur la fréquence du lobbying religieux ; la perception de sa légitimité ; l’identité des forces en présence et les asymétries entre communautés confessionnelles et philosophiques ; les secteurs d’action publique les plus sensibles.

Citadelle assiégée, vraiment ?

La présence des intérêts religieux et philosophiques dans les travées du Parlement européen (PE) s’est très significativement accrue depuis le milieu des années 90. Pour autant, les interactions des députés européens avec ces lobbies ne se produisent que quelques fois par an (34,9%) ou par mandat (22,4%). Seule une minorité (21%) a davantage de contacts, une fois par mois ou plus. Une proportion non négligeable (15,8 %) n’a aucune relation avec les groupes religieux ou philosophiques. Cela peut être parce que ces élus ne sont jamais présents à l’assemblée, parce que les lobbies les évitent en raison de leur réputation d’hostilité à la religion ou parce qu’ils viennent de petits pays et échappent aux grandes campagnes d’influence.

Un point intéressant est qu’il n’y a pas de corrélation stricte entre la fréquence des interactions avec les lobbies religieux et philosophiques et l’influence qui leur est prêtée. Naturellement, les députés les plus croyants sont les plus enclins à maintenir des liens étroits avec des organisations confessionnelles. Mais de nombreux élus non croyants travaillent très régulièrement avec des ONG religieuses simplement parce que ces dernières sont des acteurs majeurs des enjeux sur lesquels ils sont spécialisés (par exemple le développement ou les droits fondamentaux).

Culture nationale et rôle politique des religions

Le lobbying religieux est un facteur de différenciation des niveaux national et européen, et des nationalités entre elles. En tant que démocratie participative, l’UE est très ouverte à la participation de la société civile, y compris confessionnelle. Pour certains élus venant de pays très sécularisés et séculiers (au sens d’une stricte séparation des pouvoirs), la présence de prêtres en soutane dans les couloirs de l’hémicycle constitue un véritable choc culturel. La pluralité culturelle de l’UE fait aussi que chaque député est mis en présence d’acteurs qu’il ne connaissait pas dans son univers national. Tous ces éléments peuvent accentuer le ressenti d’une omniprésence du religieux au PE.

Pour certains élus venant de pays très sécularisés et séculiers la présence de prêtres en soutane dans les couloirs de l’hémicycle constitue un véritable choc culturel.

Les cultures politiques nationales sont déterminantes dans la manière dont un politicien va réagir. Ceux émanant de traditions pluralistes où l’expression libre des intérêts privés concourt à la formation de l’intérêt général considèrent les lobbies religieux comme des acteurs parmi d’autres. Les Britanniques, pourtant largement sécularisés et pour certains engagés avec les humanistes, n’y trouvent rien à redire. À l’opposé, des élus issus de cultures politiques bâties sur l’opposition Église-État et une stricte laïcité et où l’intérêt général est le monopole de l’État peinent à accepter l’idée même de représentation d’intérêt religieux. Les députés français en sont des illustrations frappantes. D’autres responsables politiques contestent plutôt la représentativité des lobbies religieux qui tiennent le haut du pavé, ou regrettent que les plus entendus soient les plus extrêmes, ceux dénonçant par exemple l’action de l’UE sur l’avortement ou la sexualité alors qu’elle n’a pas de compétences en la matière.

Quels lobbies religieux, pour quels équilibres ?

L’enquête RelEP a aussi demandé aux députés européens d’identifier les groupes religieux et philosophiques avec lesquels ils étaient en contact. L’image qui en résulte reflète la prédominance des lobbies catholiques, l’activisme de certaines confessions minoritaires, ainsi que l’importance d’ONG à dimension religieuse mais qui promeuvent avant tout leur objet d’action, le plus fréquemment dans le domaine social ou culturel.

La Comece (Commission des épiscopats de la Communauté européenne) est l’interlocutrice la plus citée par les députés européens (22,2%). Elle est accompagnée d’une flottille d’autres organisations catholiques (comme l’OCIPE, Office catholique d’information pour l’Europe ou Eurodiaconia), consacrant la puissance de la confession majoritaire en Europe dans une proportion qui dépasse les simples réalités démographiques. Loin derrière arrive la CEC-KEK (Conférence des Églises européennes) associant Églises protestantes et orthodoxes (8,1%). Le nombre ne fait pas tout. Les organisations juives qui ne peuvent compter que sur une très faible base sociale apparaissent comme des intervenants très présents (Le Congrès juif européen est mentionné par 8,9% des députés, le Centre européen juif d’information par 5,2%). Les musulmans sont quasiment invisibles, soulignant que le lobbying religieux est loin d’être égalitaire et peut susciter de nombreuses questions en termes de discrimination.

Quand des organisations à dimension ou origine religieuse sont présentes dans la délibération européenne, leur propos est souvent non de délivrer un message explicitement religieux mais de promouvoir un agenda d’action publique qui reflète leurs valeurs. L’entité à laquelle les députés européens font le plus référence –toutes catégories confondues– est Caritas (35,6%), un réseau international catholique de structures d’action sociale présent dans plus de deux cents pays dans le monde. D’autres ONG de ce type figurent aussi dans le classement comme ATD Quart Monde ou Islamic Relief. Dans le système politique européen extrêmement rationalisé et technocratisé, le meilleur passe-partout n’est pas d’invoquer des valeurs sacrées qui ne seront pas partagées par tous et qui pourront se heurter aux règles de neutralité des institutions, à l’hostilité ou à l’indifférence. Il est beaucoup plus efficace pour se faire reconnaître comme partenaire de l’action publique européenne de mettre en avant une expertise de politique publique dans un secteur relevant directement ou indirectement des compétences de l’UE (aide sociale, culture, éducation, santé…). C’est la tactique développée avec succès par nombre d’ONG à inspiration religieuse. Certains y verront une manière de réévaluer à la baisse la supposée influence du religieux sur l’UE en observant que le but de ces ONG n’est pas d’évangéliser mais d’accomplir une fonction caritative reflétant les valeurs de la foi. D’autres jugeront au contraire que l’influence religieuse peut être d’autant plus pernicieuse qu’elle est sous-jacente à des choix politiques en apparence totalement séculiers. Cet éclairage invite néanmoins à nuancer très fortement l’idée d’un lobbying religieux décisif dans les enceintes de l’UE, et à noter que les règles habituelles de la politique européenne d’une part, les déterminants nationaux d’autre part l’emportent de beaucoup sur une autodétermination des religions.

 


(1) François Foret, Religion and politics in the European Union, The Secular Canopy. Cambridge, Cambridge University Press, 2015.