Espace de libertés | Octobre 2014 (n° 432)

«Si Dieu existe, que ce soit une femme» – Une interview de Jean-Marie Pelt


Libres ensemble

Dans son dernier livre1, Jean-Marie Pelt souligne que seule l’associativité sauvera l’homme. Comme elle a créé le monde, depuis le Big Bang. Il faut relire Darwin: le plus agressif n’est pas le meilleur, mais celui qui risque la perte du genre humain.


Espace de Libertés: Aidé par votre ami Pierre Rabhi, chantre d’une «autre croissance», vous esquissez un tableau étonnant du monde, de l’avant Big Bang aux futurs possibles de notre civilisation. Vous soulignez qu’on interprète mal Darwin quand on croit qu’il a dit que le plus fort ou le plus puissant émergeait de la sélection naturelle. Mais que c’est en fait le plus habile, le plus apte, le plus malin, c’est-à-dire celui qui peut s’associer à son milieu de la meilleure manière possible. Et que si nous n’appliquons pas le «vrai Darwin», nous courrons à notre perte.

Jean-Marie Pelt: Nous avons une mauvaise lecture de Darwin: pour le commun des mortels, Darwin est résumé à «la loi du plus fort qui serait toujours la meilleure». Ce principe de la «loi du plus fort» s’est étendu à travers toutes les philosophies du XIXe siècle, notamment dans la lutte des classes de Marx. Chez les libéraux, elle est transcrite via l’éloge de la concurrence acharnée. Résultat? Nous vivons dans un monde où il faut absolument tuer son voisin. La conséquence, c’est que notre civilisation pourrait finir par s’annihiler dans un conflit généralisé. Je suis inquiet de constater la montée des tensions sur la planète, qui voit de nouveaux conflits éclater quasi chaque jour. Qui aurait pensé, il y a un an encore, qu’une telle guerre était possible en Ukraine, à nos portes? Or, ce paradigme des vertus de la compétition absolue me paraît être dépassé et surtout erroné. Dans ce livre, je montre que depuis le Big Bang jusqu’à l’émergence de l’être humain, l’évolution s’est faite par des phénomènes que j’ai baptisés du nom d’»associativité».

Comment la définissez-vous?

De manière très simple: des éléments simples s’associent entre eux pour former des entités plus complexes qui sont aptes à présenter des propriétés nouvelles. Depuis la découverte expérimentale du boson scalaire (NDLR: de Brout-Englert-Higgs), on sait qu’en s’associant avec les quarks, durant le premier milliardième du premier milliardième de seconde après le Big Bang, il y a 13,8 milliards d’années, le boson a conféré une masse au quark. Cette masse va rendre la gravité universelle et elle est constitutive des lois de l’univers. Les quarks s’associent pour donner les neutrons et les protons, qui s’associent aux électrons pour donner les atomes, qui s’associent entre eux pour donner des petites molécules, puis de plus grandes molécules. Qui vont donner des bactéries, qui vont s’associer pour donner des cellules à noyau, qui vont s’unir pour donner des organismes pluricellulaires, lesquels forment des sociétés entre eux. L’émergence de l’homme n’est pas une rupture, puisque c’est l’association des cent milliards de neurones de notre cerveau via des interconnexions qui fait notre spécificité dans le règne animal. Chaque neurone possède dix mille interconnexions. Un million de milliards de connexions font que nous sommes légèrement différents du cancrelat et du moustique.

Quelle est donc la place de la sélection naturelle dans votre vision du monde?

La sélection retient ce que l’associativité a créé. Il n’y a aucune incompatibilité entre les deux puisqu’on a toujours postulé que la sélection naturelle sélectionnait les mutations favorables. Mais le concept d’associativité repose la question des affinités électives, cette sorte de pouvoir qui rapprocherait les possibles pour «créer le plus». Je sais parfaitement que d’autres scientifiques ne partagent pas cette vision et sont convaincus que cette évolution est le pur fruit du hasard. Comme si les dés étaient relancés des milliards de fois jusqu’à trouver la combinaison gagnante par sélection naturelle.

edl432-p9

Bien avant Pelt, Boticelli en rêvait… Sandro Boticelli, «La Naissance de Vénus», 1485. Galerie des Offices, Florence.

Vous postulez que les dés sont… pipés?

Je postule que ce mécanisme possède une direction, qu’il tend vers toujours plus d’associativité à tous les niveaux. À cause de la complexité du réel, les scientifiques d’aujourd’hui restent trop limités, prisonniers du sillon de leur recherche. Dans l’ouvrage Le Monde s’est-il créé tout seul? 2, une même réflexion est partagée par six scientifiques. Le physicien et chimiste prix Nobel Ilya Prigogine, le biologiste Albert Jacquard, le cybernéticien Joël de Rosnay et le médecin philosophe Henri Atlan pensent tous que le seul mécanisme en action est le hasard. Seuls l’astrophysicien Trinh Xuan Thuan et moi-même pensons que le monde ne s’est pas créé tout seul et qu’il y a un principe créateur. Trinh insiste beaucoup sur le fait qu’il est stupéfiant que tous les paramètres physiques de l’univers soient connectés de manière trop précise pour qu’une seule évolution fondée par le hasard soit possible. De même, j’estime qu’il y a une direction évolutive à ces mécanismes d’associations successives. Il y a un sens. Du moins si on le comprend comme une direction.

Mais y a-t-il un sens, une signi­fication?

Je préfère laisser la question ouverte. Chacun l’interprétera selon ses convictions. Je ne veux pas imposer une direction. Le fait qu’il y ait une direction laisse supposer qu’il peut aussi y avoir une signification. Moi, je suis chrétien, ce n’est pas un secret. J’y vois donc à l’horizon pointer l’amour. Si cela pouvait marcher, ce serait pas mal. Je reconnais qu’en regardant le monde tel qu’il va, cela ne marche pas très fort…

Vous évoquer une possible disparition de l’homme, qui se supprimerait lui-même. Sur la ligne du temps de l’univers, l’homme ne représenterait qu’une petite lumière qui pourrait s’éteindre quelques secondes après s’être allumée.

C’est un vrai risque parce qu’au côté de l’associativité, il y a aussi de l’agressivité. Selon moi, l’évolution est un dipôle dialectique entre la coopé­ration et la compétition. Certes, la défense du territoire est première. L’agressivité est première. On passe du moi au nous dans une deuxième étape. Dans la faune, les exemples du canard et du bonobo montrent que ces animaux développent des stratégies pour garder ce mécanisme de défense, mais arrêtent de se massacrer en ritualisant leurs gestes, en n’accomplissant plus son étape finale, qui aboutirait à la mutilation ou la mort.

L’homme doit apprendre à vivre avec plus de sobriété. Et trouver plus de joie à partager.

Pourquoi n’arrivons pas ou plus à faire de même?

Parce que nous sommes branchés sur un paradigme destructeur de plus en plus univoque. C’est pour cela qu’il faut changer de paradigme pour replacer l’altruisme au centre de la perspective de l’humanité. En partant du Big Bang, on peut tracer le chemin de l’associativité, démontrer l’efficacité de cet altruisme. Comme dans une classe où les plus faibles sont aidés par les plus forts, tandis que ceux-ci se grandissent de ce tutorat… C’est ce que réalisent avec un certain succès les démocraties du Nord de l’Europe. Nous, en France, nous organisons au contraire la compétition des élites. En première année de médecine, les copains ne prêtent plus les notes, parce qu’ils augmentent leurs chances si vous tombez par terre. La matrice de fabrication de nos élites est la compétition et ils la gardent jusqu’à la fin de leur vie! C’est un échec formidable.

Prado, un auteur de science-fiction, imaginait qu’après le départ de l’Homme vers d’autres planètes, la Terre passait aux mains des dauphins.

C’est une belle fiction, mais on ne dispose en fait pas de ces planètes «de réserve» pour aller y vivre. Nous ne pouvons pas déménager l’humanité. L’homme doit apprendre à vivre avec plus de sobriété. Et trouver plus de joie à partager. Il est normal d’avoir des pulsions, de réaction de défense de territoire. Mais on doit les enlever de nous comme on arrache des mauvaises herbes au jardin. Au-delà de notre cerveau primaire, on doit utiliser notre cortex préfrontal pour créer de l’empathie. Utiliser moins nos gonades et davantage notre intellect. Mais, alors qu’on enseigne à comment aller sur la Lune, on ne dispose pas de vraie pédagogie pour l’empathie. «Aimez-vous les uns les autres»? Cela ne marche pas très fort… Theodore Monod disait, avec raison, que c’était parce qu’on n’avait jamais essayé pour de vrai. Certaines sociétés tribales sont davantage fusionnelles avec la nature, semblent avoir davantage créé l’équilibre. Ils ne sont pas au sens strict meilleurs que l’homme moderne, mais leur philosophie était meilleure, leur mode de vie était moins destructeur.

Beaucoup de ces sociétés étaient des matriarcats. C’est mieux que le machisme? Si Dieu existe, c’est sans doute une femme. Cela vaudrait en tout cas le coup d’essayer…


1 Jean-Marie Pelt et Pierre Rabhi, Le monde a-t-il un sens?, Paris, Fayard, 2014, 186 p., 15 euros.
2 Henri Atlan, Albert Jacquard, Jean-Marie Pelt, Ilya Prigogine, Joël de Rosnay et Thuan Trinh Xuan, Le monde s’est-il créé tout seul?, Paris, Albin Michel, 2008, 214 p., 16,20 euros.