Cela fait tout juste cinq ans que le Centre d’Action Laïque a pris une position publique appelant à une impartialité complète dans la fonction publique organique et dans l’enseignement obligatoire1.
Dans un contexte politique et judiciaire chahuté et de gestion «au coup par coup» de la problématique du port de signes convictionnels par les fonctionnaires, les enseignants et les élèves, on se souvient de la sortie salutaire du CAL dans la presse, en juin 2009, à propos de l’avis élaboré par la cellule «Diversité» du SPF Justice allant dans le sens d’une acceptation totale ou en tout cas la plus large des signes religieux2. Cet avis devait être adressé au ministre de la Justice de l’époque pour qu’il adopte une réglementation interne spécifique, ce qui aurait constitué un dangereux précédent. À cette époque, le CAL a appelé le monde politique à prendre ses responsabilités et à légiférer pour sortir de l’insécurité juridique et l’inégalité de traitement suscitées par l’absence de clarification et de cohérence quant à l’interprétation à donner à la notion de neutralité des pouvoirs publics à laquelle nous préférons la notion d’impartialité. Depuis sa création, l’État belge entretient en effet un flou artistique autour du concept de «neutralité». Les liens privilégiés que l’Église catholique a avec les autorités publiques n’y sont pas étrangers. L’impartialité du service public doit-elle se limiter aux bâtiments et aux actes posés par ses agents tout en leur permettant d’afficher leur appartenance à un parti politique, à une religion spécifique ou encore leur athéisme? Ou au contraire, faut-il aussi exiger une impartialité de leur apparence vestimentaire ou autre? Nous sommes en 2014 et la question n’est toujours pas tranchée.
Apprendre, dans certaines circonstances, à marquer une distance par rapport à son appartenance religieuse ou identitaire, apprendre à débattre au sein de l’école, sans tabou ni préjugé, sur tout sujet de société, y compris le fait religieux, voilà un enjeu démocratique fondamental si l’on veut réussir à promouvoir une cohabitation sereine entre des personnes de conviction différente.
La chercheuse Magali Clobert constate, dans le cadre de la thèse de doctorat qu’elle vient de rédiger sur le bouddhisme, que «le fait d’être monothéiste mène à une certaine exclusivité, à davantage de dogmatisme, étant donné qu’on estime qu’un seul dieu existe et qu’on ne peut pas concevoir qu’il en existe d’autres»3.
L’exigence d’impartialité totale de la fonction publique et de l’école qui a essentiellement une portée symbolique est aujourd’hui encore qualifiée, par certains observateurs, d’«extrême et disproportionnée». Elle conduirait, selon eux, à exclure de l’emploi un nombre important de femmes qui portent le voile et constituerait de ce fait une discrimination voire l’expression d’un comportement raciste à leur encontre. On ne peut évidemment pas rester sourd à cette argumentation.
Il est objectivement démontré que les personnes d’origine maghrébine subissent des discriminations notamment en matière d’emploi. La prise en compte de ces inégalités sociales et économiques bien réelles ne passe cependant pas nécessairement pas l’acceptation automatique et systématique de toutes les demandes d’extériorisation d’une appartenance religieuse. Celles-ci peuvent être en réalité un vecteur pour dénoncer ces inégalités.
Par ailleurs, les limitations possibles à l’extériorisation de certaines pratiques religieuses comme le port du voile ne peuvent, à notre avis, être assimilées à des comportements racistes. D’une part, le racisme vise des personnes en raison de leur origine ethnique. De ce fait, le raciste fait voler en éclat une norme démocratique fondamentale qu’est l’égalité en droits des individus. D’autre part, l’extériorisation d’une appartenance religieuse ne peut être liée systématiquement à l’origine ethnique d’une personne.
La critique à l’égard de l’extériorisation de certaines pratiques religieuses relève, pour sa part, non pas du racisme mais d’un choix d’idées qui doivent pouvoir, dans une démocratie, être débattues.
Et on ne cessera de le répéter, la limitation dans l’exercice de la liberté de conviction, demandée par le mouvement laïque, ne vise bien entendu aucunement les citoyens4, usagers du service public, pour qui la liberté doit prévaloir dans le respect des lois existantes5.
La prise de position du CAL est raisonnable et limitée dans le sens qu’elle ne vise que la fonction publique au sens organique du terme c’est-à-dire l’autorité dotée des prérogatives de la puissance publique et non la totalité des services publics collectifs. À l’heure où la frontière entre le secteur public et le secteur privé se brouille, s’estompe de plus en plus, il est essentiel de réaffirmer la spécificité du service public qui se doit d’être géré selon des critères spécifiques échappant à la logique de marché –on ne choisit pas son service public– pour maintenir cet accès égalitaire à tous les citoyens sans distinction.
Ce principe d’impartialité des services publics est aujourd’hui incontesté et reconnu comme «valeur fondatrice d’un État démocratique»6.
Mais où en sommes-nous aujourd’hui?
Au plan judiciaire, il est intéressant de relever l’arrêt rendu par l’assemblée générale du Conseil d’État, le 27 mars 2013, dans le cadre d’un recours introduit par une enseignante de mathématiques de confession musulmane du réseau de la Ville de Charleroi contre le règlement d’ordre intérieur de la Ville qui interdit le port de tout signe ostensible et qui souhaitait pouvoir porter le voile à l’école.
Après avoir réaffirmé que la neutralité de l’autorité publique est un principe fondamental, qui transcende et garantit notamment les convictions de chacun, le Conseil d’État observe que «le port de signes convictionnels par une personne peut avoir un impact sur les droits et libertés d’autrui, droits protégés par l’article 9, §2, de la CEDH et l’article 19 de la Constitution. Ainsi, le fait de porter un de ces signes en permanence constitue une manifestation ostensible d’une appartenance religieuse. […]»7.
Et enfin il précise que «les droits fondamentaux ayant pour but primordial de protéger les droits de la personne humaine contre les abus de pouvoir des organes de l’autorité, un agent des services publics, comme un enseignant dans l’enseignement officiel, ne peut invoquer un droit fondamental pour justifier la méconnaissance des droits et libertés fondamentaux des citoyens, en l’espèce, des élèves et de leurs parents»8.
Le Conseil d’État ne s’est toutefois toujours pas prononcé sur l’étendue de la notion de neutralité pour les agents publics en ce qui concerne le port de signes convictionnels.
Au plan politique, seul le MR semble, jusqu’à présent, avoir pris la question au sérieux en prenant des initiatives parlementaires très diverses pour asseoir une impartialité générale des pouvoirs publics et de leurs agents mais sans résultats probants. On épinglera toutefois la résolution adoptée par le Parlement wallon le 11 avril dernier à l’issue d’un débat ouvert, mené sereinement par les partis MR, CDH, PS et Écolo au sein de la Commission des affaires générales et de la Commission des pouvoirs locaux du Parlement wallon.
Cette résolution, votée par le MR, CDH et le PS (le parti Écolo s’étant in fine abstenu), demande au gouvernement wallon de modifier sa législation pour interdire aux agents de la fonction publique régionale9 «d’afficher des signes convictionnels ostentatoires et des comportements ostentatoires qui expriment leurs convictions politiques, philosophiques ou religieuses dans l’exercice de leur fonction sauf si leurs prestations ne nécessitent pas de contact fonctionnel avec le public».
Cette résolution qui constitue indéniablement une avancée ne résout toutefois pas la problématique des signes convictionnels pour la Wallonie. Il faudrait tout d’abord que le prochain gouvernement wallon se saisisse du dossier. Or à la lecture des récents accords de gouvernement, on peut constater que les termes comme «neutralité» (mis à part la sacro-sainte notion de «neutralité budgétaire»!), «impartialité» ou encore «port de signes convictionnels» ont été rayés du langage politique… Il faudrait également que les députés wallons s’entendent sur la notion d’«ostentatoire» ou encore celle de «contact fonctionnel avec le public».
Peut-on, dans ce contexte, espérer prochainement un positionnement politique sur ces questions? L’avenir nous le dira.
Rappelons enfin que le fonctionnement actuel de l’administration est axé sur les principes de transparence et de dialogue entre l’administration et les administrés. Selon les normes de bonne conduite administrative, «toute personne a le droit de faire valoir ses observations oralement ou par écrit10 lorsque ses affaires sont en cause, même quand ce droit n’a pas expressément été prévu par la loi ou lorsque la loi n’impose pas à l’administration d’entendre l’administré préalablement à la décision qu’elle compte prendre. Ce droit doit pouvoir s’exercer à chaque étape de la procédure de prise de décision ainsi qu’après celle-ci, dans la limite du raisonnable»11.
On le voit, de nombreux motifs pertinents existent pour considérer que l’affirmation d’une impartialité totale dans la fonction publique organique ne peut se satisfaire de demi-mesures et de «compromis à la belge» comme nous en avons connu jusqu’à présent…
1 Voir la position Extériorisation des signes d’appartenance prise par le conseil d’administration du CAL en date du 16 septembre 2009.
2 Les autres signes convictionnels politiques ou philosophiques n’étaient même pas évoqués!
3 Voir article «Oui, le bouddhisme est plus tolérant», dans Le Soir, 22 août 2014.
4 À l’exception des élèves de l’enseignement obligatoire.
5 Voir notamment la loi antiburqa du 1er juin 2011.
6 Rapport final de la Commission du dialogue interculturel, mai 2005, p. 54.
7 C.E. arrêt n° 223.042 du 27 mars 2013 G./A.196.031/g-117, p. 16.
8 C.E. arrêt n° 223.042 du 27 mars 2013 G./A.196.031/g-117, p. 17.
9 Les agents des pouvoirs locaux wallons ne sont pas concernés.
10 Souligné par nous.
11 Extrait des «Normes de bonne conduite administrative», sur www.mediateurfederal.be.