Espace de libertés | Octobre 2014 (n° 432)

Une interview de Loredana Bianconi

Le Rideau de Bruxelles lève le voile sur les idées reçues. À travers «L’Embrasement», adaptation théâtrale du documentaire signé Loredana Bianconi «Do You Remember Revolution?». Qui écoute les mots de ces femmes, engagées au sein de Brigades rouges au début des seventies et taxées de tous les maux dans l’Italie des années de plomb. Le tout en poursuivant un objectif qui sous- tend toute l’œuvre de Bianconi: «Aller voir ce qu’il y a derrière les engagements.» En n’oubliant jamais un précepte de base, martelé par l’auteure depuis ses débuts : « On sait juste qu’on ne sait pas. »


Espace de Libertés : Comment en êtes-vous arrivée à aborder ce sujet ?

Loredana Bianconi : J’étais à l’Université de Bologne, vers la toute fin des années 60, au moment de l’effervescence de toutes sortes de groupes féministes et de groupements d’extrême gauche. Qui, parfois, ne faisaient qu’un. Les discussions faisaient rage au sujet de ce qu’était le pouvoir. Et, surtout, on se demandait comment changer la vie en nous changeant nous-mêmes. Les échanges étaient très vifs. Puis, une partie des gens ont tapé du poing sur la table. En nous disant : « Assez de blabla ! » Voilà le moment où ces femmes ont fait le choix des armes. Que je n’ai bien entendu pas suivi! Mais il n’empêche que j’ai voulu comprendre leur cheminement. Comment peut-on aller jusqu’à mourir et tuer d’autres êtres humains pour une cause quelle qu’elle soit ? Mais toujours sans juger, ce qui m’a été reproché.

Certaines personnes ne comprenaient donc pas que l’on puisse s’intéresser à ce type de personnages ?

Ils ne comprenaient pas que l’on ne puisse pas juger dès le début. Mais moi, je voulais comprendre. On ne peut de toute façon juger que quand on a compris. Et puis, c’est toujours la même chose : on appelle « terroristes » les Tchétchènes et les Palestiniens car ils sont les perdants de la lutte. Qu’ils n’ont pas d’autres armes que de se faire exploser au milieu des autres. Comme ils n’utilisent pas des armes perfectionnées comme des drones, on les considère comme des tueurs. Comme si les drones ne tuaient pas d’innocents ! Mais, encore une fois, j’insiste : pas plus que je ne juge ces actions, je ne les soutiens…

Quand vous avez rencontré ces femmes, c’était après leurs années de prison. Elles étaient dans quel état d’esprit ?

Chacune avait effectué son propre bilan, sur base de sa propre trajectoire. Elles racontent leur vérité. Je n’avais pas besoin de découvrir qu’il y avait un être humain derrière le monstre. Je le sais, un point c’est tout ! Par contre, j’ai découvert la force de vie qui animait ces personnes. Je n’admire pas leurs actions, mais j’ai du respect pour leur engagement !

Témoigneriez-vous d’autant de respect pour des gens défendant une cause à l’opposé de vos propres opinions ?

Oui. Car ces femmes ne sont ni des héroïnes ni des exemples à suivre. Mais sont, d’un autre côté, animées par une forme de foi. Puisque leur opinion se situe au-dessus de tout. D’ailleurs, je travaille actuellement sur un autre documentaire. Dans un registre totalement opposé à l’extrême gauche. Au sujet de gens qui officiaient au sein des anciennes colonies fascistes d’Afrique. J’ai essayé de comprendre, à travers eux, ce que c’était d’aller à l’école sous la doctrine fasciste.

Vous avez conversé avec des femmes uniquement. Le rapport aurait différé s’il s’était agi d’hommes ?

Bien entendu. Car les femmes sont plus disponibles quand il s’agit d’entrer dans leur intimité et d’aller loin dans un bilan de faillite. Même si ça leur fait très mal. Ce n’était pas simple pour elles de se décider à se raconter aussi profondément. Mais une fois la confiance établie, la discussion a été aussi loin que je l’espérais.

Considérez-vous votre travail comme une manière de résister, voire de militer ?

Pour moi, ce travail constitue surtout une manière de poser des questions. Peut-être pas pour obtenir des réponses précises. Mais en tout cas pour éviter les réponses toutes faites. Mais ce qui importe le plus pour moi, c’est d’essayer de ne pas collaborer au fonctionnement de notre système omniprésent, qui rend impuissant et imbécile. Pour moi, l’art a d’autant plus de valeur qu’il suscite des questions et des points de vue, qui vont parfois à contre-courant d’une certaine opinion générale.