Espace de libertés | Octobre 2014 (n° 432)

La séparation, au cœur du système belge


Dossier

Il faut bien le reconnaître, le système belge de régulation des convictions est paradoxal à plus d’un égard. En effet, il est juridiquement séparateur, profondément et intrinsèquement séparateur même. Et dans le même temps, pour des motifs historiques complexes, cette séparation n’a pas réellement été pleinement mise en œuvre en Belgique –c’est le moins que l’on puisse dire. Motif pour lequel d’aucuns plaident aujourd’hui, jusque dans l’enceinte du Parlement, en faveur de son plein et entier accomplissement.


Expliquons-nous. La Constitution belge, à y regarder de près, est révolutionnaire pour l’époque quand elle est adoptée, et instaure en 1831 une vraie et profonde séparation de l’Église (ou des Églises) et de l’État. Nulle part ailleurs au monde, hormis aux États-Unis, ce n’est alors encore le cas. Certes, les catholiques sont majoritaires au temps de la Révolution, et les libéraux pas encore anticléricaux. Mais les uns comme les autres, pour des motifs discordants, plaident en faveur de la séparation. Pour les libéraux, elle assurera l’assomption de la loi et la pleine et entière liberté de conscience du citoyen, entérinera la primauté du pouvoir civil et préviendra toute ingérence du religieux. Pour les catholiques, elle libérera l’Église de toute tutelle politique, lui permettra de mettre à profit les libertés conquises par elle, notamment en matière d’enseignement, et ôtera à l’État toute tentation gallicane. Comme le dira l’avocat le plus marquant du principe de séparation au Congrès national (la Constituante), le libéral unioniste Jean-Baptiste Nothomb, la séparation entraîne qu’il n’y a pas plus de rapport désormais entre l’État et la religion qu’entre l’État et la géométrie.

Le manteau de la religion

Entendons-nous, il ne s’agit pas de neutralité. Comme l’explique bien la sociologue québécoise Micheline Milot, comparant la laïcité en Europe et en Amérique du Nord, la neutralité ne concerne que l’État, alors que la séparation concerne deux acteurs. La séparation, c’est en quelque sorte la double neutralité: d’une part, l’État traite également toutes les religions –et les convictions–, sans en favoriser aucune, et s’assure de son indépendance à leur égard; d’autre part, les religions sont libres à l’égard de l’État. C’est ce que le Constituant belge inscrit dans la Loi fondamentale il y a plus de 180 ans déjà, et qui a peu varié depuis.

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Certes, il est vrai que la Constitution belge est très laïque1 –même si le mot n’existe pas encore comme substantif en 1831– et dans le même temps, elle prévoit le financement des ministres du culte. Mais nombre de jurisconsultes ont considéré, dès le XIXe siècle, que ce financement ne mettait pas en cause le principe de séparation et n’en constituait qu’une exception. L’Église a tout ou presque abandonné au bénéfice de sa liberté constitutionnelle –son indépendance nouvellement acquise est un trait marquant de la séparation–, et le financement public qu’elle obtient du Congrès national ne sera qu’une maigre compensation de ce point de vue. En revanche, l’article de la Constitution qui stipule –de manière toute symbolique, et donc d’autant plus forte, cette disposition figurant déjà dans le code pénal– que le mariage civil précédera toujours le mariage religieux marque clairement la prépondérance absolue de la loi civile dans le texte de la Loi fondamentale.

Toute prescription religieuse devient dès lors, en principe, non avenue au regard du droit public, et nul ne peut exciper de ses obligations religieuses pour justifier une dérogation à la loi civile ou pénale. Le droit public de la Belgique intégrera ce principe, qui s’énonce dans cette simple et limpide formule: «L’acte délictueux ne peut être couvert du manteau de la religion. En revanche, l’acte permis par la loi civile ne devient pas délictueux parce qu’il est contraire à la loi religieuse.» Ce qui résulte d’un acte unilatéral d’un État souverain: le concordat est de facto abrogé, pas plus qu’il n’y a en Belgique de régime conventionnel, qui s’incarnerait dans un accord avec les communautés convictionnelles. La séparation demeure une solution choisie par l’État, et seul l’État peut lui donner les formes qu’il entend lui donner.

Nombre de jurisconsultes ont considéré, dès le XIXe siècle, que ce financement ne mettait pas en cause le principe de séparation et n’en constituait qu’une exception

Pourtant, la séparation constitutionnelle n’a jamais vraiment été accomplie pleinement. Les motifs sont nombreux, et on n’en fera pas l’inventaire ici. Ils sont pour l’essentiel dus à ce que Philippe Grollet avait en son temps appelé la «colonisation intérieure» opérée en Belgique par l’Église, et qui a vu celle-ci dévoyer l’esprit de la Constitution pour imposer son autorité morale, le poids de ses structures et quelquefois sa morgue. Et c’est bien entendu dans le domaine scolaire que sa politique s’est le plus pleinement accomplie. De sorte que le pacte qui a mis fin à plus d’un siècle de querelle politico-religieuse et de dévoiements tant de l’esprit que de la lettre de la Constitution, en 1958, n’a été qu’un compromis de dupes, tout profit pour le pilier catholique: ledit pacte scolaire fut une lourde défaite pour le monde laïque, et une défaite aussi pour le principe de séparation, déjà bien mis à mal depuis l’origine ou presque. Résultat: l’école publique est aujourd’hui minoritaire en Belgique, au bénéfice de l’école catholique –bien que la pratique catholique soit, en Belgique, l’une des plus faibles d’Europe–, alors qu’elle eût dû devenir le vecteur de la laïcisation des institutions et le symbole par excellence de la séparation. De son côté, non contente d’avoir obtenu pour son réseau privé d’enseignement qu’il fût considéré comme un «service public fonctionnel», financé de manière presque équivalente aux réseaux publics, l’Église est parvenue jusqu’à imposer des cours de religion à l’école officielle!

Privilèges catholiques

Dans le même temps, la situation est plus complexe qu’il n’y paraît, et même paradoxale: d’abord parce que le texte constitutionnel, en matière convictionnelle, est pratiquement inchangé depuis 1831, et donc toujours séparateur. Ensuite parce que, situation pratiquement unique au monde, la communauté philosophique non confessionnelle a été reconnue dans ce même texte constitutionnel au même titre que les autres convictions, en 1993. Enfin parce que depuis que la Belgique a, tardivement, dépénalisé partiellement l’interruption volontaire de grossesse, en 1990, elle a adopté –à la faveur, il est vrai, d’un gouvernement dit «arc-en-ciel» excluant les démocrates chrétiens– une série de lois très progressistes (sur le mariage pour tous, l’euthanasie, la bioéthique…) qui ont en moins dix ans accéléré de manière saisissante la laïcisation des institutions symboliques de ce pays.

Le débat de ces dernières années autour de la gestion de la diversité culturelle a peut-être rendu les choses plus complexes encore qu’elles ne l’étaient. Mais sans doute permet-il de les clarifier aussi. D’abord parce que la pluralisation du paysage convictionnel suppose d’équilibrer le régime, afin qu’aucune communauté philosophique ne se sente lésée ou discriminée. Ensuite parce qu’il a fait apparaître plus crûment que jamais les privilèges matériels et symboliques dont continue de bénéficier le culte catholique en Belgique, dans un climat où la transparence n’est pas la règle la mieux établie. Enfin parce qu’il contraint de se déterminer quant à ce que doit être la neutralité des agents du service public et l’impartialité du pouvoir civil face à l’expression des convictions, comme des limites que le législateur ou le juge peuvent mettre à l’exercice de la liberté religieuse.

D’aucuns considèrent que le paradoxe est la clé de voûte du système sociopolitique belge, la condition de son équilibre et de sa survie. Pas question donc pour eux de mettre en cause la régulation chaotique et ô combien coûteuse des religions et convictions par les pouvoirs publics. D’autres jugent en revanche qu’à une époque, la nôtre, où l’Église a largement perdu de sa superbe, où l’incroyance et la sécularisation, comme la pluralisation des convictions, dominent le paysage, où le citoyen ne se soumet pour l’essentiel plus aux dogmes prescrits par la religion, il est temps de changer de cap. Ce qui signifierait, de manière brutale ou progressive, renoncer au financement des cultes et de la laïcité organisée, supprimer les cours de religion et de morale à l’école officielle et favoriser l’émergence d’un réseau unique d’enseignement, sous l’autorité des pouvoirs publics. Manière de considérer que la laïcité n’est pas l’apanage de la famille de pensée humaniste, mais plutôt le bien de tous.

 


1 Jean-Philippe Schreiber vient de publier à ce sujet La Belgique, État laïque… ou presque. Voir notre quatrième de couverture.