Espace de libertés | Octobre 2014 (n° 432)

Arts

Plus de 20 ans après l’amnistie, la guerre du Liban a laissé des traces indélébiles sur ses habitants, peu importe leur camp d’alors. Avec «Sleepless Nights», la réalisatrice libanaise Éliane Raheb plonge dans les blessures de guerre et signe un film puissant, original dans sa forme et profond dans ses questionnements sur la mémoire et la réconciliation.


D’un côté, les milices chrétiennes des Phalanges et des Forces libanaises, alliées à Israël. De l’autre, le Mouvement national libanais, coalition des forces communistes, socialistes et nationalistes, allié à l’Organisation de libération de la Palestine. De 1975 à 1990, les quinze années de guerre civile au Liban ont laissé derrière elles entre 150.000 et 250.000 morts et au moins 17.000 « disparus » dont on ignore le sort. Exécutés mais jamais identifiés, enlevés ou arrêtés et détenus arbitrairement, probablement dans des prisons syriennes. Depuis l’amnistie générale, le gouvernement libanais n’a cependant guère pris de mesures pour enquêter sur le sort des milliers des victimes de disparition forcée (1).

En quête de vérité

La paix, fragile, a été rétablie au Liban mais les blessures n’ont pas cicatrisé. Dans le documentaire Layali Bala Noom (Sleepless Nights), la réalisatrice Éliane Raheb provoque la rencontre d’un homme et d’une femme irrémédiablement marqués par la guerre: du côté des bourreaux, Assaad Chaftari, ancien n°2 des services de renseignements de la milice chrétienne des Forces libanaises toujours fasciné par les armes, cherche la rédemption et tente de justifier ses crimes de guerre par l’obéissance aux ordres ; du côté des victimes, Maryam Saiidi, mère de Maher Kassir, jeune combattant communiste disparu le 17 juin 1982 au cours d’une opération militaire planifiée par le parti de Assaad, cherche à savoir s’il est encore en vie. Par ces deux histoires entrecroisées, Sleepless Nights n’entend pas pour autant s’attaquer à l’histoire officielle de la guerre civile: «Elle doit être recherchée parmi les témoignages [celui d’Assaad, de ses parents, sa femme et son fils, celui de Maryam et de l’une de ses filles, celui d’anciens combattants et responsables militaires des deux camps…, NDLR] qui permettent ici d’évoquer le passé et de le reconstituer tel un puzzle», précise Éliane Raheb (2). Pour les deux protagonistes –comme pour la réalisatrice–, il refait surface avec son lot d’angoisses et d’insomnies.

L’oubli : entre désir et impossibilité

Alors que tout les opposait à l’époque, le meurtrier amnistié et la mère dont l’espoir de retrouver son fils rend impossible toute résilience partagent aujourd’hui la difficulté de vivre avec un passé qu’ils ne peuvent oublier et une paix intérieure sans doute à jamais perdue : de leur vie d’avant la guerre, il ne reste que les souvenirs d’une époque révolue. Avec une certaine mise en scène –que l’on ne critiquera pas ici puisqu’elle est elle-même montrée dès le début– qui donne à ce documentaire de création une esthétique proche de la fiction, Sleepless Nights joue avec les genres et se déploie au fil des souvenirs et témoignages recueillis par une Éliane Raheb qui, non seulement, ne se cache point derrière la caméra mais endosse un rôle journalistique par son bombardement de questions, souvent laissées sans réponses. La distance théorique entre la réalité filmée et la documentariste est ténue, celle-ci passant du rôle d’intermédiaire au début du film à celui de partie prenante, puisqu’elle-même se met à chercher Maher.

Au-delà des frontières du pays du cèdre, Sleepless Nights –primé à Londres, à Ismailia (Égypte) et à Bilbao en 2013–, soulève la question des « disparus de guerre », notamment ceux du franquisme. « Montré à plusieurs reprises en Espagne, raconte la cinéaste, il a suscité un vrai débat sur la dictature car le travail accompli par Assad dans le film n’y a pas encore été effectué. La nouvelle génération a beaucoup de questions à poser sur ces disparus ». Pour que leurs proches puissent enfin dormir en paix.

 


(1) Amnesty International, La situation des droits humains dans le monde, rapport 2012 et Never forgotten. Lebanon’s missing people, avril 2011.
(2) Propos recueillis par Europa Latina TVA lors des Rencontres internationales du documentaire de Montréal.