Espace de libertés | Octobre 2014 (n° 432)

La préséance, ce désuet rituel de l’État


Dossier

Les polémiques sont récurrentes, en Belgique, sur la persistance de plusieurs occurrences symboliques de nature religieuse dans les institutions, par lesquelles l’État semble encore devoir témoigner à d’anciennes servitudes quelques répétés hommages.


Il y a le Te Deum auquel assiste la famille royale; mais il y aussi et surtout l’ordre protocolaire privilégiant les autorités ecclésiastiques. Cet ordre de préséance privilégie toujours le cardinal (quand il y en a un) et le nonce apostolique –la faute, semble-t-il, à Napoléon pour le premier et au Congrès de Vienne pour le second. Cette préséance tirait jadis sa légitimité par le fait que les autorités religieuses sont les représentants de Dieu sur terre. C’est un fossile de l’ambivalence dans laquelle s’est construit lentement l’État, depuis les « deux glaives » jusqu’à l’émancipation moderne, par les souverains, de toute tutelle ecclésiastique gagnée au fil des siècles.

Quelles que puissent être leurs croyances ou leurs convictions, la plupart des êtres humains ont besoin de rituels par lesquels ils forgent un sentiment de communauté.

Tradition vs modernité

Certes, aujourd’hui tout ceci n’est plus « que » du symbole : dans les faits, la Belgique est un État largement laïcisé, qui a séparé structurellement les rôles de l’Église et de l’État. Les évolutions éthiques récentes ont montré qu’il n’existait plus de lobby institutionnel de blocage sur les questions de société. À l’exception notable de l’enseignement (réseaux et cours dits philosophiques), on ne voit guère plus de terrain d’opposition frontale entre laïques et religieux. Si on les compare à d’autres tensions passées entre Église et État, il apparaît évident que ces symboles n’empêchent personne de dormir. Pourtant, les différentes tentatives de réformer cet ordre n’ont pas abouti, malgré un relatif consensus apparent. Peut-être parce qu’il ne s’agit que de détails ne prenant jamais le goût de l’urgence ? Car si cela n’est que du symbole, justement, cela a-t-il vraiment de l’importance ? Ne se fera-t-on pas asséner la suspicion de vouloir faire table rase, à terme, de toute tradition inspirée, même de loin, par une religion ?

Ce qui se joue en réalité dans ce genre de débat n’est que l’habituel face-à-face entre tradition et modernité. Nous évoluons avec nombre de traditions qui, littéralement, n’ont pour la plupart plus guère de correspondance stricte avec le monde actuel. Néanmoins, ces traditions concourent à notre histoire, à nos mémoires, ce qui rend proprement absurde le projet d’en faire complètement table rase, sous peine de devenir un monde d’Alzheimer se réinventant en permanence dans le présent, gommant au fur et à mesure de son trajet toute référence au passé. Ainsi, nombre d’athées et d’agnostiques fêtent Noël sans problème ni polémique, parce qu’il y a belle lurette que cette fête est devenue un événement familial de partage, avec ou sans crèche et messe de minuit –alors qu’une attitude absolument intègre, pour un athée résolu à faire de sa vie le reflet absolu de ses convictions, pourrait consister en un refus de ce succédané religieux. Quelles que puissent être leurs croyances ou leurs convictions, la plupart des êtres humains ont besoin de rituels par lesquels, en répétant une action, des gestes, des paroles, ils créent un lien avec le passé et l’avenir, et forgent un sentiment de communauté. Un rassemblement syndical du 1er mai, une ducasse d’Ath, un match de football ou une procession religieuse répondent en partie au même besoin humain: manifester une appartenance entre individus souhaitant ressentir qu’ils partagent quelque chose, et incarner un défi lancé face au temps.

Rapport au temps

En matière de rituels, nous nouons en permanence des compromis qui permettent de lutter contre la solitude et la finitude par la répétition de gestes et de paroles reliant, pendant un temps, à d’autres humains les ayant accomplis par le passé ou qui les accompliront à l’avenir. Les rituels sont importants pour toute vie spirituelle – et la vie spirituelle ne se résume pas, tant s’en faut, à la vie religieuse. Puisque, par la grâce de la liberté de religion et de conviction, chacun a le droit d’évoluer sur le terrain de ses croyances, puisqu’il est de la nature même de la pensée d’évoluer et des sociétés de se transformer, il est évident qu’aucun ordre protocolaire, tout comme aucune autre réglementation, ne peut rester figé pour l’éternité. Les rituels servent à ancrer notre rapport au temps; ils tombent dès lors en désuétude lorsqu’ils ne parviennent plus à remplir cette mission et perdent leur fonction de rassemblement et d’égrégore pour devenir de simples miroirs fossiles de sociétés n’existant plus. Or l’État, lui, doit représenter ses citoyens. Le tango entre tradition et modernité a besoin qu’on lui laisse de l’espace, mais c’est l’évolution des mœurs qui sert de curseur. Lorsqu’une tradition pose manifestement problème, lorsque le décalage apparaît trop important, c’est que la fonction de représentation propre aux rituels ne fonctionne plus.

Ainsi, la participation d’une famille royale à un Te Deum peut encore être considérée comme son problème privé (sauf, en toute hypothèse, s’agissant du roi, qui a justement et heureusement le bon goût de ne pas y assister); c’est aux médias rapportant scrupuleusement l’image de l’événement année après année qu’il convient de se poser la question de nécessité et d’utilité de l’ampleur offerte à l’événement. En revanche, lorsque l’ordre protocolaire d’une démocratie moderne du XXIe siècle continue de privilégier ostensiblement une religion sur d’autres et à porter symboliquement le message qu’un pays continue à entretenir un rapport privilégié avec un seul culte, la question de la représentation doit se poser. La remise en cause qui s’ensuit ne consiste pas à faire table rase des traditions, mais à se poser une question toute simple : l’espace de négociation qui permet à chaque Belge de se reconnaître dans ses autorités est-il respecté ? L’équilibre qui rendrait cet espace possible se devrait de représenter les citoyens non dans leurs convictions mais dans leur liberté d’en avoir ou d’en changer. En toute rigueur, un tel équilibre exigerait soit l’égale représentation de tous les cultes, soit, encore mieux et plus juste, l’abstention de toute préséance cultuelle.