Espace de libertés | Octobre 2014 (n° 432)

Un triangle qui interpelle


Dossier

Le port du triangle rouge par les agents publics serait-il contraire au respect de la neutralité de la fonction publique ? Nous ne le pensons pas. Le mouvement laïque est assez régulièrement interpellé à ce sujet par l’un ou l’autre représentant de pouvoir public, ce fût le cas récemment d’un président de CPAS, qui s’interroge sur la «nature» du pin’s représentant un triangle rouge et sur l’attitude à adopter lorsqu’un de ses agents le porte dans le cadre de l’exercice de ses fonctions.


Le pin’s représentant un triangle rouge doit-il être considéré comme un signe d’appartenance convictionnelle de nature politique qui, au nom du respect de l’impartialité de la fonction publique organique, ne pourrait être porté par les agents publics (fonctionnaires, enseignants) ?

Ou bien s’agit-il en réalité d’un insigne qui vise à faire passer un message éthique qui transcende les clivages idéologiques en prônant des valeurs universelles ?

Les principes d’impartialité et d’égalité des usagers des services publics se trouvent inscrits dans un certain nombre d’arrêtés royaux au niveau fédéral et d’arrêtés des gouvernements des Régions et des Communautés. Les agents des services publics doivent éviter toute parole, toute attitude ou toute représentation qui serait de nature à ébranler la confiance du public en leur totale impartialité.

Rappelons que les tribunaux belges ont, à plusieurs reprises, considéré que ces principes pouvaient constituer un motif légitime de restriction à la liberté d’extériorisation des agents publics, dans le cadre de l’exercice de leurs fonctions, non seulement de leurs opinions religieuses ou philosophiques mais aussi politiques (1).

La question centrale, non encore clarifiée par le législateur, concerne l’étendue de cette exigence d’impartialité. Le CAL estime, pour sa part, qu’il convient d’imposer, pour les services publics organiques, une impartialité totale pour tous les agents aussi bien dans les actes, les comportements que dans l’apparence. Cette exigence vise à éviter, dans le chef de l’usager, l’immixtion d’un quelconque doute ou crainte quant à la partialité possible de l’agent. Cette exigence permet aussi à l’agent lui-même de se protéger d’une éventuelle tentation à l’autocensure qui pourrait se traduire par plus de sévérité à l’égard d’un usager qui aurait la même conviction que lui.

Mais en quoi le port par un agent public du pin’s représentant un triangle rouge contrevient ou non à cette exigence stricte d’impartialité politique, philosophique ou religieuse revendiquée par le CAL ? C’est ce que nous allons examiner.

Le message qui est délivré par le triangle rouge est universel, au même titre que les messages de lutte contre le racisme, le sexisme ou l’homophobie.

Selon le Centre interfédéral pour l’égalité des chances, par signe convictionnel, « on entend tout objet, image, vêtement ou symbole visible, qui exprime une appartenance à une conviction religieuse, politique ou philosophique. Tableau, statue, foulard, kipa, turban, croix, étoile de David, main de Fatima, kirpan, sigles politiques, etc.: ce sont autant de signes convictionnels, même si tel n’est pas forcément leur raison d’être première. Le fait qu’un vêtement ou un bijou, par exemple, soit un signe convictionnel peut dépendre de la volonté de celui qui le porte de signifier cette conviction, mais aussi de la façon dont les autres vont l’interpréter. Un signe se construit par définition de façon relationnelle. » (2)

En réalité, la liste des signes convictionnels qui pourraient être de prime abord qualifiés de signes « de nature politique» est infinie. Citons à titre d’exemple un tee-shirt sur lequel serait imprimé le slogan « Free Tibet » ou encore à l’effigie du Che, les insignes «Touche pas à mon pote », « Peace and love », le pin’s représentant un coq avec des plumes couleur arc-en-ciel (lutte contre l’homophobie), des sigles de partis et mouvements politiques, etc. Le pin’s avec le triangle rouge a aussi, a priori, les caractéristiques d’un signe « de nature politique ».

Mais que représente au juste le pin’s triangle rouge ?

Le triangle rouge est le symbole de la résistance aux idées d’extrême droite depuis de nombreuses années. Porté sous forme d’un pin’s, il permet à chacun de rappeler discrètement que la plupart des citoyens refusent de céder aux idées haineuses, racistes, sexistes ou liberticides. À l’origine, le triangle rouge était cousu sur la veste des opposants politiques dans bon nombre de camps de concentration nazis. Comme l’étoile jaune pour les Juifs et le triangle rose pour les homosexuels, c’était un outil d’oppression. Son utilisation montrait cette volonté du régime nazi de déshumaniser l’étranger, le déviant ou le protestataire.

Le triangle rouge est le symbole de la résistance aux idées d’extrême droite depuis de nombreuses années.

Ce rejet de la différence, cet attachement aux préjugés, cette déshumanisation, cette restriction arbitraire des libertés individuelles et cette culture de la haine existent toujours aujourd’hui : ce sont là les racines des idées d’extrême droite (3). À la question de savoir quelle est la définition de l’extrême droite, le politologue Jean Faniel, directeur du CRISP, répond qu’«il n’y a pas de consensus dans la littérature, mais il y a trois idées qu’on retrouve dans beaucoup de définitions : être un parti de droite sur le plan socio-économique ; être un parti nationaliste qui est très poussé et qui souvent relève de la xénophobie; et être un parti qui valorise law and order, la loi et l’ordre, le côté sécuritaire » (4). L’extrême droite regroupe des partis et mouvements nationalistes, réactionnaires, traditionalistes et autoritaires, généralement basés sur une idéologie raciste et/ou xénophobe. Ils valorisent la discrimination, le racisme, la xénophobie, l’incitation à la haine et à la violence envers l’Autre parce qu’il est différent, en particulier la personne d’origine étrangère, ou encore défendent des thèses révisionnistes, antisémites. Et, comme l’évoque l’auteur Roland de Bodt, « le nationalisme conduit invariablement au fascisme. Invariablement. L’histoire de tous les nationalismes conduit au carnage. Exalter l’identité nationale, régionale, sous-régionale, ne peut amener rien d’autre. Par nature. Elle porte en elle les ferments de la guerre civile. Du meurtre organisé. La loi du sang, appelle le sang. Le sang à verser. La pulsion identitaire est insatiable du sang de l’étranger » (5).

Aujourd’hui, les partis d’extrême droite qui prônent de tels principes et valeurs manifestement contraires aux normes internationales et en particulier à la Déclaration universelle des droits de l’homme ainsi qu’aux normes démocratiques européennes et belges sont malheureusement toujours financés par les pouvoirs publics, au nom du respect de la liberté d’expression et d’association.

Un signe rassembleur

Il est intéressant d’épingler l’article 5 du décret du 17 décembre 2003 relatif à la neutralité de l’enseignement officiel subventionné qui définit les obligations de neutralité qui s’imposent aux enseignants. Celles-ci sont tout-à-fait transposables aux autres agents de la fonction publique organique. Le décret prévoit explicitement qu’il appartient aux enseignants de dénoncer les atteintes aux principes démocratiques, aux droits de l’homme et de dénoncer les actes ou propos racistes, xénophobes ou révisionnistes.

L’impartialité ne signifie pas qu’un enseignant ou un agent public doive devenir un être «aseptisé» ou «inodore et incolore». Il leur appartient, comme à chaque citoyen, de défendre les principes fondateurs de notre démocratie ; c’est exactement ce qu’exprime le triangle rouge.

Le message qui est délivré par le triangle rouge est universel, au même titre que les messages de lutte contre le racisme, le négationnisme, l’antisémitisme ou encore le sexisme ou l’homophobie. Ils visent à défendre le respect des droits inscrits notamment dans la Déclaration universelle des droits de l’homme, à rassembler les humains, à exprimer une solidarité avec d’autres humains (à l’instar du ruban rouge ou blanc).

Les signes convictionnels que nous qualifierons de politiques visent quant à eux, au contraire, à singulariser l’individu ou le groupe. Si j’affirme appartenir à tel ou tel courant ou groupe politique, je me différencie. J’exclus tel ou tel individu ou tel ou tel groupe d’individus. Je demande à me séparer de tel ou tel État.

Il y a donc lieu de faire une distinction entre les messages qui visent la recherche de ce qui est commun à tous les hommes et la défense des principes fondateurs de la démocratie de ceux qui sont porteurs d’un particularisme ou d’un communautarisme. En ce sens, en aucune façon, le triangle rouge ne peut être considéré comme un signe d’appartenance convictionnelle de nature politique.

 


(1) Souligné par nous.
(2) Centre interfédéral pour l’égalité des chances et la lutte contre le racisme et les discriminations, Les signes d’appartenance convictionnelle. État des lieux et pistes de travail, novembre 2009, dernière mise à jour juillet 2014, p. 7.
(3) Source : www. trianglerouge.be
(4) « Qu’est-ce qu’un parti d’extrême droite ? Quels sont-ils en Belgique ? », sur www.rtbf.be, 31 mars 2014.
(5) Roland De Bodt, Le cercle ouvert. Lettre ouverte au Parlement de la Communauté française de Belgique. Une contribution au forum Culture et citoyenneté à l’occasion du cinquantième anniversaire de la Déclaration universelle des droits de l’homme, Mons, Racines Textes, p. 34.