Espace de libertés | Octobre 2014 (n° 432)

Cent mille migrants : l’impuissance européenne à son maximum


International

La hauteur des chiffres a parfois pour conséquence de banaliser les drames humains. Mais il peut suffire d’un témoignage pour raviver la douleur que taisent les statistiques.


En août dernier, un capitaine de navire détaillait ainsi sur les ondes d’Europe 1 le week-end qu’il venait de passer au large de la Libye. En deux jours, son équipage avait recueilli plus d’un millier de migrants alors que ceux-ci tentaient de traverser la Méditerranée. Il décrivait des êtres épouvantés, déjà à court d’eau potable, dérivant sur des coquilles de noix vermoulues, à la merci de chaque vague. Un calvaire d’eau et de sel.

Oceano nox

Combien sont-ils à tenter ainsi le grand voyage vers l’Europe? Le cent millième migrant ayant accosté sur les côtes italiennes en 2014 a été rapporté à la fin août par La Stampa. Ce clandestin est entré sur le territoire de l’Union européenne via la petite île italienne de Lampedusa, située à quelque 130 kilomètres de la Tunisie. Un caillou d’apparence tranquille, qui vit en réalité au rythme des arrivées dantesques de barques où s’agglutinent parfois des centaines de personnes. L’endroit est à ce point riche en drames que la RAI y maintient un correspondant somnambule, en relation jour et nuit avec les garde-côtes.

Lampedusa refugees and supporters demonstrate with a banner reading "You can't fool all the people all the time" for their right to stay in front of the town hall in Hamburg, northern Germany, June 5, 2014. The place was cleared in the early evening, people were arrested. AFP PHOTO / DPA / BODO MARKS +++ GERMANY OUT

« Vous ne pouvez pas tromper tout le monde tout le temps », clament ces rescapés de Lampedusa réfugiés à Berlin (5 juin 2014). © Bodo Marks/AFP

Cent mille. Le nombre donne le tournis. Il y a une dizaine d’années, lorsque la traversée de Gibraltar restait possible pour l’essentiel des irréguliers cherchant à gagner les côtes espagnoles, leur nombre oscillait entre 20 et 30 000 par an. Puis les mesures de dissuasion déclenchées en mer et sur le rivage marocain ont orienté les flux migratoires vers les îles Canaries, européennes elles aussi. Les statistiques faisaient alors état d’environ 40 000 migrants par an. Le nombre de cent mille désormais atteint ne traduit pas simplement une augmentation de ces flux, mais une véritable explosion. Et combien de morts en mer jamais recensées…?

Pourquoi? Plusieurs canaux peuvent être assurément identifiés. La guerre civile qui met la Syrie à feu et à sang et l’insécurité qui règne en Afghanistan ou en Irak ont considérablement gonflé ces dernières années les rangs des clandestins. À titre d’exemple, quelque 16 000 réfugiés syriens, dont plus d’un tiers d’enfants, sont arrivés à Milan depuis octobre 2013.

La longue marche

Au préalable, beaucoup d’entre eux ont retrouvé sur les côtes de Libye tous ceux qui ont décidé de laisser l’Afrique à sa peine. Venus de la région sahélienne, ils ont transité par le Niger avant de remonter vers le nord, où ils ont croisé ceux du Congo, de Centrafrique, du Soudan et de Somalie. Longtemps, la dictature de Kadhafi leur a interdit de prendre leur battue pour l’Europe. Ils étaient ainsi des centaines de milliers à vivre dans des conditions d’esclavage sur le sol libyen, devenu pour eux synonyme de terminus. Un accord secret, souvent dénoncé par les ONG de droits de l’homme, existait alors entre Rome et Tripoli afin d’empêcher les migrants de prendre la mer. En 2011, la chute du colonel et de son régime a eu pour conséquence d’ouvrir les portes de cette prison à ciel ouvert. Que les candidats à la traversée se sont hâtés de fuir. A fortiori aujourd’hui, alors que les combats entre factions rivales menacent leur sécurité.

16 000 réfugiés syriens, dont plus d’un tiers d’enfants, sont arrivés à Milan depuis octobre 2013.

Il y a la guerre et son flux de réfugiés. Mais il y a aussi des destins autrement personnels. Ainsi une Rwandaise prénommée Élisabeth (nom d’emprunt) a cherché à acheter pendant plusieurs mois à Bruxelles une authentique carte d’identité belge qui lui permettrait de gagner la Grande-Bretagne, pays perçu comme l’Eldorado par les migrants. La photo de la titulaire devait lui ressembler autant que possible. D’où une quête longue et onéreuse. Mais une opération réussie au bout du compte. Une fois les services de l’immigration britannique franchis, Élisabeth a jeté ses papiers belges et demandé l’asile, affirmant être issue d’une minorité persécutée du Nord-Kivu. Ses proches, aujourd’hui rassurés, racontent que sa motivation n’a rien de politique, mais qu’Élisabeth ne veut pas mourir comme sa sœur, décédée d’une maladie a priori bénigne parce que l’hôpital qui la soignait n’avait pas les moyens de réparer le scanner offert autrefois par une ONG occidentale. Élisabeth veut un avenir, comme tant d’autres migrants qualifiés d’»économiques».

Solidarité en panne

Quelle que soit l’origine de l’immigration, l’Europe semble tout aussi désarmée aujourd’hui qu’il y a dix ans, lorsque les naufrages de pateras n’étaient pas encore affaire de routine. L’Italie qui possède quelque 7 600 km de côtes maritimes et demande sans cesse que la «charge» soit partagée par ses partenaires européens, ne fût-ce que financièrement, hurle dans le vide. «Ce sont des aveugles, ceux qui ne voient pas ce qui se passe», déclarait en août dernier le ministre italien de l’Intérieur, Angelino Alfano. «Plus le problème de la Méditerranée s’aggrave, plus on réalise que Mare Nostrum doit être remplacée par une action européenne.» La mise sur pied en octobre 2013 de cette opération militaire et humanitaire chargée de surveiller vingt-quatre heures sur vingt-quatre la Méditerranée, en particulier le canal de Sicile, n’a en effet pas empêché le cent millième clandestin d’accoster à Lampedusa. Pas davantage que les moyens toujours plus importants mis à la disposition de Frontex, l’agence européenne de surveillance des frontières extérieures.

La plupart des pays de l’UE font cependant la sourde oreille. Alors l’Italie leur renvoie l’ascenseur en laissant aux migrants recueillis le soin de s’évanouir dans la nature et de remonter vers le nord. C’est le prix à payer pour un manque de solidarité intra-européenne, mais aussi pour ne pas avoir mis en œuvre de politique de développement et de sécurité digne de ce nom dans les pays d’origine de l’immigration.

Il est donc logique que le nombre de demandes d’asile dans les pays industrialisés ait augmenté de 28% en 2013, selon le Haut-Commissariat aux réfugiés (HCR). La Belgique qui faisait un temps exception à la règle a rapidement déchanté: 2014 y résonne déjà comme un appel au secours venu de la Méditerranée.