Espace de libertés | Octobre 2014 (n° 432)

Margriet, gardienne de l’«happy end»


Entretien

L’entretien d’Olivier Bailly avec Margriet Duchateau

Margriet Duchateau a une longue carrière dans la mort. Elle a travaillé de 2000 à 2014 à Topaz, structure unique pour des personnes gravement malades et incurables. Quatre infirmières, deux médecins, un psychologue, un kiné encadrent les trois grandes familles qui se côtoient dans ce centre de soins dits «supportifs»: les HIV, les maladies neurologiques dégénératives, et les cancéreux. Topaz entend rendre un bout de vie sociale à des individus de plus en plus patients couchés, de moins en moins impatients debout.


Espace de Libertés : Pas de blouse blanche, une ambiance de maison familiale avec la visite d’artistes, de bénévoles, pourquoi Topaz cherche- t-il à se démarquer à ce point des ambiances d’hôpital ?

Margriet Duchateau : Nos « hôtes » sont malades, cela va de soi, mais c’est une partie de leur existence qui influence le tout. Ce n’est pas le tout. Ici, la maladie ne prend plus cette grande place qu’elle avait par- fois auparavant et qui était alors un obstacle pour beaucoup de projets, social, économique ou culturel.

Quand on est malade, on est bousculé, il faut chercher de nouvelles références. Le changement nous rend vulnérable. Les gens sont jetés dans une autre position et c’est très important qu’on leur offre de quoi s’y sentir bien.

On a déjà eu des gens qui couraient joyeusement la journée et qui sont morts pendant la nuit.

Cela a un coût…

Topaz ne coûte pas de l’argent! Au contraire, le centre représente une grande épargne parce qu’avec nos prises en charge quotidiennes, on évite des examens inutiles, on évite que le malade soit rejeté dans des traitements infinis, des recherches avec scan, etc. qui sont dans beaucoup de cas inutiles. Si on encadre bien le malade et la famille, les soins à domicile sont appropriés, soutenus, les malades restent plus longtemps à la maison. Et c’est avant tout ce qu’ils veulent. Parfois, on serait étonné comme les gens font tout pour rester à domicile.

Ce qui est aussi étonnant, c’est que patients et bénévoles peuvent se confondre. Des patients paraissent tout à fait guéris.

Les mots sont justes : « paraissent guéris ». On imagine qu’un malade gravement atteint est quelqu’un affalé dans un lit, grabataire, très visiblement affecté. Dans tout le chemin que nous avons à parcourir vers l’inéluctable fin, il y a le trajet supportif (1), puis la phase terminale, mais ces deux parcours se mélangent en bout de course. Quand passe-t-on en phase terminale? On a déjà eu des gens qui couraient joyeusement la journée et qui sont morts pendant la nuit. Et à l’inverse, des gens rentrent ici avec une perspective de trois semaines et cinq ans plus tard, ils sont toujours là. Simplement parce qu’encadrés, ils se prennent mieux en charge, suivent leur thérapie plus fidèlement, mangent mieux, retrouvent des amitiés, des solidarités.

Le travail d’équipe est très polyvalent, allant du soin direct envers les patients à la gestion de dossiers vers les institutions qui nous donnent les subsides. Il nous faut toujours réfléchir aux besoins du malade, être très créatifs et prendre beaucoup d’initiatives. Sinon, les soins institutionnalisés se donnent sur une base très stricte.

La culture peut-elle nous aider à supporter la fin ?

Dans les soins, j’appuie beaucoup sur l’aspect culturel de la personne. Dans quelle culture tombes-tu quand tu es malade ? Tu arrives dans un monde d’une autre forme parce que tu es malade. Cela se traduit dans de petites choses. Manger par exemple. Quand tu es malade, moins de gens viennent te visiter. Manger devient moins convivial et le malade perd en grande partie la culture de la table. Et la façon dont on te parle! Tu es horizontal, le médecin est vertical, comment se perçoit le patient ? Et nous, comment regarder un malade qui est 50 cm plus bas que nous ? La position entre soignant et soigné n’est pas égale. Ils sont dépendants des soins. On n’est pas dans la même position.

Les bénévoles, très nombreux, ouvrent-ils aussi des portes vers un monde plus « normal » ?

Ils prennent en charge la cuisine et les activités de récréation, la promenade. Ils sont vigilants, attentifs aux besoins des « hôtes » quand ils sont dans le jardin par exemple. Ils sont cuisiniers, jardiniers, musiciens, confidents, chauffeurs. Le transport est un problème très sous-estimé dans les soins. Parfois, il est juste impensable qu’un patient prenne le bus parce que cela lui provoque des crises d’angoisse. Il faut alors beaucoup de patience de la part du bénévole. Envoyez un chauffeur qui ne sait pas ce qu’est être malade, que cela signifie vivre à un autre rythme et ce sera la catastrophe.

Il y a presque une tournante « naturelle ». Combien de personnes ont la chance de voir la fin de l’année ?

Un quart mourra dans l’année. C’est la moyenne.

Les gens qui viennent ici sont plutôt seuls ?

Non, beaucoup ont une famille ou un partenaire mais ils veulent avoir une vie avec d’autres perspectives que les quatre murs de leur maison, un lieu où ils se sentent en sécurité parce qu’il y a des soignants. Topaz permet aussi d’aider la famille pour qui le malade est une charge, quoi qu’on en dise. On fait en sorte aussi que l’argent ne soit pas un obstacle. On demande 2,5 euros de repas et 2,5 euros de déplacements. Tous les soins sont compris. On est dépendants de sponsors, de donations. Et même ainsi, le prix est trop élevé pour certains «hôtes» et le service social doit intervenir. Des centres pour personnes âgées peuvent couter jusque 20 euros par jour. Pour la plupart des gens ici, c’est impossible.

Moralement, travailler à Topaz est-il difficile ?

On est tous des mourants mais eux en sont plus proches.

En tant que professionnel, nous devons apprendre à avoir une distance, ne pas se laisser emporter par la sympathie afin de ne pas perdre de vue les autres personnes. Quand on perd quelqu’un, on sait qu’on a tout fait pour que cette fin soit comme il l’a voulue. Cela donne une certaine satisfaction, le travail a un sens.

Un travail où l’on évoque souvent la mort ?

Le stéréotype de la discussion profonde, comment voir la mort, la comprendre, etc., on n’a pas de cela à Topaz. Quand les « hôtes » parlent du prix des tomates, ils évoquent leurs besoins, ils sortent de leur condition de mort en sursis. Si tu fais attention à ces conversations, ils vont aussi parler d’autres choses. Il faut toujours respecter leur rythme. Des paroles surgissent. Pudiques et dignes. On est donc surtout à l’écoute. S’ils ouvrent la porte, on accepte d’aller avec eux dans cette direction. On doit être aussi vigilants aux personnes introverties, qui ne s’expriment pas facilement. La question d’angoisse, la perte de leur habilité, de leurs compétences, tout ce qu’ils doivent lâcher dans la vie, cela peut faire très mal.

C’est cependant trop facile de dire que le malade exige la vérité et qu’il suffit de lui dire. Cela ne marche pas comme ça. Il y a parfois tellement d’angoisse qu’il ne faut pas tout balancer en vrac. Cela ne signifie pas dire mentir, cela signifie s’allier au patient, avoir cette capacité professionnelle importante de filtrer les besoins et d’y répondre le mieux possible.

Personnellement, je ne crois pas que je voudrais être parmi les malades de Topaz. Je ne voudrais pas me retrouver avec ce miroir devant moi.

Des personnes ne veulent pas venir pour cette raison. Deux d’entre elles aujourd’hui sont venues contre leur gré. À l’initiative de leurs maris qui demandent de souffler. On essaie tout de même de leur redonner ce qu’ils ont perdu.

Si quelqu’un préfère aller dans un club de ping-pong, on fait tout pour qu’il y aille. Mais s’il ne sait plus y aller, s’il a un cancer du bras, on fait tout pour qu’il retrouve quelque chose qu’il peut encore faire. Chaque centre du jour doit faire des activités adaptées au malade. Nous organisons des cours de chi gong (gymnastique traditionnelle chinoise très, très lente –on a testé… NLDR), des ateliers de peinture. On recherche des artistes qui ont un autre contact qu’un thérapeute de la peinture. Il y a un sens clinique dans la musique ou la peinture, mais nous voulons surtout que les « hôtes » testent leur créativité. La création, c’est aussi un mot pour la vie. Et ils peuvent de nouveau la retrouver en eux.

 


(1) Selon la Fondation contre le cancer, « il faut cependant différencier les soins palliatifs et supportifs. Les soins palliatifs sont destinés aux personnes atteintes de maladies incurables, mortelles ou évolutives, et qui ne répondent plus aux traitements curatifs (pour soigner). La chimiothérapie, la radiothérapie et la chirurgie peuvent avoir des visées palliatives et supportives. Quant aux soins supportifs, dits aussi “soins de support”, ils ont pour but de soulager les effets secondaires, notamment la douleur. Ils peuvent être administrés à n’importe quel stade de la maladie. Ils n’excluent pas la perspective d’une guérison. »