Espace de libertés | Décembre 2019 (n° 484)

Au-delà de l’Amazonie, ces terres dévastées


International

Dans son dernier documentaire, le réalisateur Jorge Bodanzky nous plonge dans la région la plus humide de la planète, le Pantanal. Un coin de Brésil qui, à l’instar de l’Amazonie, subit un désastre écologique et économique. Zone délaissée par les autorités et convoitée par des multinationales et des associations mafieuses, la survie de ce patrimoine naturel exceptionnel dépendra des solutions alternatives qui s’y développeront et de l’écho qui y sera donné.


Comment avez-vous été amené à tourner Ruivaldo, o Homem que Salvou a Terra (1) ?

Je me suis lancé sur invitation de Mônica Guimarães, productrice du film, qui travaille également avec le photographe João Farkas sur le thème de la conservation de la nature. Farkas photographie la région depuis très longtemps. Et toute mon œuvre tourne autour des questions environnementales. La région présente des vues magnifiques, mais la réalité sur le terrain est catastrophique.

Ce film fait partie du projet Documenta Pantanal. En quoi consiste celui-ci ?

Il s’agit d’un ensemble d’initiatives coordonnées visant à documenter la région du Pantanal brésilien, à en faire connaître la beauté, la biodiversité de l’écosystème, ainsi qu’à promouvoir le dialogue entre les forces de production, les institutions académiques et les organisations en quête de solu­tions communes. L’idée est de mobiliser l’attention sur son potentiel touristique et économique, et sur l’urgence de préserver ce patrimoine naturel.

Quelle est l’ampleur de la situation sur place ?

Au Brésil, dans l’État du Mato Grosso do Sul, dans la région du fleuve Taquari, l’envasement croissant et continu des rivières a provoqué le débordement des eaux et l’inondation des terres au fil des années. La région est très humide et la nature n’arrive pas à récupérer en raison de la déforestation. Or, si l’on coupe cette végétation, l’équilibre entre les périodes sèches et humides est rompu. La terre se dépose au fond de la rivière et, comme l’eau stagne, ne parvient pas à s’écouler. Il en résulte que les cultures de soja et de coton notamment en pâtissent, le bétail n’a plus d’alimentation et les fermes sont délaissées. Auparavant, la région était très productive, mais aujourd’hui, elle est presque abandonnée. Et dans quelques années, les autres suivront.

Le film, qui offre des plans remarquables sur ce patrimoine naturel, souligne également la résilience et le combat mené par quelques familles restées sur place…

Ce film montre comment la trajectoire de vie des personnes de cette région a été affectée par la tragédie environnementale qui s’y est déroulée et par leur lutte pour inverser cette situation en utilisant des solutions ingénieuses et créatives. La culture du sol et l’élevage du bétail ayant été rendus impossibles, cela a généré une économie de subsistance pour les familles locales. Un membre de l’une de celles-ci est le personnage principal du film, Ruivaldo Nery de Andrade, qui se bat pour sauver sa ferme en construisant un système manuel de digues, afin de contenir et de modifier le cours des eaux envahissantes et de garantir la survie du sol. Plus qu’un personnage, c’est un homme qui, avec sa famille, n’abandonne jamais. Mû par sa passion intense pour le Pantanal et conscient de sa fragilité, Ruivaldo s’efforce de sauver la terre où il est né et a élevé ses enfants.

Des solutions technologiques existent pourtant pour pallier la situation, mais elles n’ont pas été mises en place. Faute de moyens ?

Bien sûr, il existe des techniques modernes de plantation et d’exploitation du soja dans la région du fleuve. Mais ces méthodes sont coûteuses et les producteurs de soja investissent peu. La situation est identique en Amazonie, où les fermiers et producteurs sont pourtant conscients que la situation va en s’empirant. Les médias ne parlent pas du Pantanal. Or, ce qui s’y passe est tout aussi terrible.

Landscape on the river side, Pantanal wetlands, Mato Grosso, Brazil. Biosphoto / Franco Banfi

Selon des données satellitaires de l’Institut national de recherches spatiales, quelque 8 479 incendies ont été observés entre janvier et octobre cette année au Pantanal, le chiffre le plus élevé en douze ans. | © Franco Banfi/Biosphoto/AFP

Que font les autorités, quelle est la position du président Jair Bolsonaro face à ces désastres écologiques et économiques ?

La région compte beaucoup de grands producteurs, qui partagent les idées de Bolsonaro. Et les politiques sont ambivalents. D’une part, ils veulent maintenir l’agriculture et l’élevage dans la région, d’autre part, ils ont une vision très conservatrice par rapport aux questions écologiques et à l’utilisation de techniques modernes. Mais cela change peu à peu. Aujourd’hui, la question suscite la polémique et il y a une dualité dans la région entre les défenseurs de Bolsonaro et ceux de l’ancien président Lula, qui a également soulevé d’autres critiques. Par rapport à la dévastation des terres, jusqu’ici les différents gouvernements, tant de gauche que de droite, font les mêmes erreurs.

Parallèlement, les petits producteurs et les indigènes de ces régions isolées sont en proie à des pratiques mafieuses. Avec l’aval du gouvernement ?

Le banditisme augmente autour de la drogue, du bois, de l’or… en particulier dans la région, car celle-ci est très vaste et éloignée, et chacun opère dans une liberté totale. Par ailleurs, il n’est pas toujours dans l’intérêt du gouvernement d’opérer des contrôles dans des régions fortement impactées par la déforestation. Le rôle de l’organisme concerné, l’Institut brésilien de l’environnement et des ressources naturelles renouvelables IBAMA, qui dépend du ministère de l’Environnement, est devenu symbolique. Toute la région amazonienne est ainsi contaminée par le mercure utilisé par les chercheurs d’or. Et les multinationales vont en Amazonie car il est plus simple de brûler les terres que de les conserver vu qu’elles y sont très bon marché.

La région est très vaste et il n’y a pratiquement pas de route pour y accéder. Le tournage n’a pas dû être simple…

Le documentaire, produit entre mars 2018 et août 2019, dure 46 minutes. Il a été tourné dans différentes régions du Pantanal. Au cours de ces dix-sept mois, six voyages ont été réalisés et ont nécessité différents modes de transports : bateaux, avions, etc.

En 1965, sous la dictature brésilienne, vous vous installez en Allemagne. Dix ans plus tard, la ZDF produit votre film le plus connu et primé, Iracema, uma Transa Amazônica (2), dont le thème reste actuel…

Ce documentaire dénonçait déjà le problème de la dévastation de la forêt et de la nature. Il a été censuré pendant six ans au Brésil, car il critiquait l’idéologie faussement progressiste répandue par le régime militaire de l’époque. La construction de la route qui traverse toute l’Amazonie faisait partie des « grandes œuvres » et du « miracle économique brésilien » qui devaient appuyer l’autorité du régime mis en place. C’est cette propagande que nous avons dénoncée avec Orlando Senna. Le film circulait dans des festivals nationaux et internationaux. À partir de ce moment, j’ai commencé à me consacrer aux questions environnementales et à réaliser des longs métrages et des documentaires, notamment pour les télévisions brésilienne, allemande, française et italienne en tant que réalisateur, photographe et producteur, et pour l’UNESCO.

Votre projet en cours a également été réalisé en Amazonie ? Sous quel angle, cette fois ?

Mon plus grand projet se centre sur l’Amazonie et l’histoire des routes transamazoniennes. Aujourd’hui, j’y retourne pour des observations différentes. J’ai réalisé une série de six épisodes de 60 minutes, qui montrent un peu de tout : des régions très riches, d’autres abandonnées. Je dresse un portrait du Brésil au travers de cette route. Pratiquement rien n’a changé, les problèmes d’origine se sont amplifiés. Dans la zone du fleuve Paraguay, par exemple, on était tombés sur le dernier Amérindien qui parlait sa langue et, c’est triste, mais les animaux qu’il a évoqués n’existent plus pour la plupart.

 


(1) Ruivaldo, l’homme qui a sauvé la Terre.
(2) Iracema, une prostituée amazone.