Espace de libertés | Décembre 2019 (n° 484)

C’est lorsqu’il (se) cherche…


Dossier

… que le théâtre peut devenir politique. Derrière la vitalité de cet art de la scène que l’on dit souvent « en crise » se pose la question de l’engagement, de la militance et du rôle qu’il joue dans la société.


Nous vivons aujourd’hui un moment d’intense croisement des arts et de la politique qui rend une actualité à la formule de Bertolt Brecht (qui évoquait alors la montée du nazisme) : « Que sont donc ces temps, où parler des arbres est presque un crime puisque c’est faire silence sur tant de forfaits ! »(1) Les œuvres qui se succèdent actuellement sur les scènes font largement référence aux migrants (Ceux que j’ai rencontrés ne m’ont peut-être pas vu du Nimis Groupe), aux urgences climatiques (Sabordage du Collectif Mensuel), aux violences envers les femmes (Cinglée de Céline Delbecq), à la marchandisation du monde (Propaganda  ! de Vincent Hennebicq), pour ne citer que quelques exemples en Belgique francophone. Et lorsque les artistes programmés regardent ailleurs, il se trouve souvent un débat organisé par la structure théâtrale d’accueil pour orienter ce qui vient d’être vu vers des questions d’engagement ou des problèmes sociétaux, débat alimenté par des experts étrangers aux mondes de l’art.

Usage et ancrage

Or, le théâtre ne pouvant jamais équivaloir à l’actualité médiatique ni adopter la dynamique de la recherche scientifique, il s’ensuit un étrange malaise. L’œuvre apparaît comme un succédané des médias, une façon, souvent plaisante, de dire la même chose qu’eux mais forcément toujours un peu à contretemps. Beaucoup de spectacles semblent alors reformuler des prédicats moraux, distinguer un Bien d’un Mal avec l’objectif de faire prendre conscience. Certes, cet état des lieux témoigne de la vitalité d’un art que l’on a maintes fois déclaré « en crise », menacé par des arts et des médias socialement plus en vue (du cinéma aux arts numériques en passant par la télévision). Mais il laisse également percevoir la nécessité de prouver la légitimité sociale du théâtre, son bien-fondé, en regard de la subvention publique. Et on pointera là un risque  : celui de faciliter tous les usages sociaux du théâtre en désamorçant son potentiel subversif.

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Car qu’en est-il au fond des effets du théâtre, qui se veut engagé, dans le monde social où il se diffuse ? On soulignera d’abord que la conception, largement militante, du théâtre comme vecteur de mobilisation sociopolitique semble susciter aujourd’hui un regain d’intérêt. Historiquement, cette « application » du théâtre connut deux moments emblématiques  : dans les années 1920, au service de l’utopie révolutionnaire, et dans les années 1970, à des fins de contestation sociale et politique. Il est impossible de discuter ici des formes d’action sociale et/ou politique par le théâtre qui se multiplient aujourd’hui en dehors de l’institution théâtrale. Elles font d’ailleurs assez vite l’objet de discours universitaires à travers les motifs de « l’art et l’activisme » ou de l’ »artivisme », mais sont aussi largement assimilées par les médias en fonction de leur contexte (la COP21, par exemple) ou de leur objet (les Femen, comme exemple limite).

Le rôle du specta(c)teur

Cependant, la dimension ici clairement assumée de propagande (au sens historique d’agitation-propagande) ne doit pas occulter toute une pratique d’action théâtrale, certes plus instituée, mais aussi plus élaborée quant au travail théâtral, à la réflexion sur l’action et ses conditions et surtout quant à la question du public. Dans le théâtre-action (2), la question « pour qui ? » est remplacée par la question « par qui ? » déterminant l’objet du spectacle, ses formes, les propos tenus et même le public assemblé. Car il s’agit de rendre acteurs des gens d’habitude sans voix et sans visibilité, avec le postulat qu’en étant acteurs au théâtre, ils pourront devenir acteurs dans la vie sociale. Il s’ensuit souvent une conscience très forte de la responsabilité que représente le fait d’être sur scène et de se projeter, par son corps, par ses mots, dans l’espace public. Ce sont aussi d’autres sujets, d’autres questions, ou d’autres manières de les concevoir, qui sont amenés par un travail d’improvisation et d’écriture collective. Et parfois (on pense par exemple à l’approche de Claire Vienne au Théâtre de la Communauté), ce sont d’autres formes qui sont élaborées au cours d’un processus de création qui requiert une forte réflexion méthodologique pour croiser l’engagement social et l’engagement artistique.

Élargir et capter le public

Pour d’autres artistes, l’effet du théâtre sur la société est plus illusoire, le théâtre étant sociologiquement trop marginal. Il est pourtant plausible de postuler que son effet se répand de proche en proche par mouvements concentriques, en écho à la formule attribuée à Brecht –  »élargir le cercle des initiés » – corroborée par plusieurs recherches en sociologie de la réception et des publics. Dans cette perspective, le metteur en scène allemand Thomas Ostermeier, créant un spectacle à partir du livre de Didier Eribon Retour à Reims, recourt à de véritables stratégies à l’égard des spectateurs au sein de sa mise en scène. Sa recherche porte sur les moyens de faire passer vers le public assemblé un essai qui se présente comme une auto-analyse sociologique, et où Eribon ausculte les mécanismes par lesquels un groupe social est passé du communisme au vote d’extrême droite. Il s’agit d’un démontage assez complexe où l’auteur explore les processus de reproduction et de domination sociales dans l’optique de la sociologie de Pierre Bourdieu, tout en y mêlant un questionnement sur sa propre identité d’homosexuel. Ostermeier transpose cette recherche sur scène en soulignant les contradictions qui naissent chemin faisant, empêchant ainsi la formation de tout message univoque. Le dispositif scénique figure un studio d’enregistrement où une actrice lit un texte destiné à commenter en voix off un film projeté sur un écran et où défilent des images d’Eribon, de sa mère et de son milieu d’origine. Mais l’actrice s’interroge sur le choix des images et leur montage (notamment sur une séquence où les Gilets jaunes lui semblent trop associés à l’extrême droite). Le risque de perdre le public de théâtre n’est pas mince et Ostermeier le prend en compte, notamment par un moment de rap en live qui reste intégré de façon dynamique à la construction de l’ensemble. Un moment qui ne manque pas d’emporter l’adhésion des jeunes spectateurs dans la salle. C’est là un travail sur l’attention du public, primordial pour le metteur en scène qui, dans plusieurs de ses spectacles, s’interroge sur la façon dont les majorités s’organisent en démocratie.


(1) Dans son poème « À ceux qui viendront après nous ».
(2) L’appellation désigne en Belgique une voie théâtrale désormais structurée, avec un Centre de théâtre-action, des éditions, des publications…